CAHIERS DU CENTENAIRE DE L'ALGÉRIE - LIVRET 3 - La pacification du Sahara (1852- 1930) Site http://aj.garcia.free.fr CHAPITRE VI ÉVOLUTION DU COMMERCE L'Outillage On a parlé de l'Algérie comme si elle avait poussé spontanément, tumultueusement. Et c'est bien ce qu'elle a fait, en effet, comme tous les êtres vivants et vivaces. Elle a poussé comme un arbre. Mais il serait injuste d'oublier les soins du jardinier. On a déjà signalé en passant combien les efforts du Gouvernement général ont été somme toute efficaces en matière de colonisation (système des villages de colonisation) ; c'est- à-dire un point tout à fait essentiel. Dans le maniement des indigènes le réalisme prudent du Gouvernement général s'est parfaitement concilié avec une philanthropie active (oeuvres d'assistance, oeuvre scolaire). A la transformation économique de l'Algérie le Gouvernement général a certainement pris sa part considérable. Sur le terrain domanial il est intervenu directement. On a noté l'œuvre efficace du service forestier depuis 1892. Il faut noter le soin qu'a pris le service de l'agriculture de préparer et d'éclairer le terrain avec des organisations scolaires et scientifiques. Il a créé l'École d'Agriculture de Maison-Carrée, qui rend de grands services, en formant aux méthodes nécessairement particulières de l'agriculture africaine des jeunes gens, futurs colons, qui sont souvent de jeunes métropolitains fraîchement immigrés. Il a parsemé l'Algérie, surtout dans le sud, de jardins botaniques d'expérimentation, qui fournissent aux colons une documentation sur les possibilités de cultures nouvelles. La bergerie modèle de Tadmyt, destinée à agir par l'exemple sur l'élevage indigène, a pris une initiative scientifique hardie et intelligente. Elle a fait appel aux méthodes et à la personne du docteur Voronoff, pour améliorer la race ovine. Etc... il est bien entendu que, dans tous les domaines, il serait absurde et injuste de ne pas souligner l'action administrative. Création du Réseau des Chemins de Fer et des Routes Mais il y a un domaine où elle est absolument prépondérante; c'est l'État évidemment, l'État tout seul, qui a constitué l'outillage général de la colonie. Là aussi il y a création totale, en partant du néant. L'Algérie turque n'avait pas une route, pas un pont, et à proprement parler pas une voiture. Dans la mesure où on circulait on le faisait à dos de bêtes, ou à pied, par de vagues sentiers, tracés et entretenus par les sabots des chevaux et par le passage des piétons L'Algérie française a dû évidemment se donner un outillage de circulation sans lequel la transformation économique aurait été impossible. La circulation de la vie entre le cœur et les extrémités de l'organisme suppose naturellement un réseau de voies de communications. Au début de l'année 1925 les statistiques officielles comptent 4.724 kilomètres de chemins de fer, 5.351 kilomètres de routes nationales. Publications officielles en main, on pourrait dénombrer les routes départementales et les chemins vicinaux; distinguer les chemins de fer d'intérêt général, d'intérêt local, les tramways.. Cela revient à dire en une phrase que l'Algérie a son outillage. Et naturellement elle l'a créé. On pourrait exposer administrativement les étapes de cette création, les études entreprises en 1850, le grand projet de 1857, la loi du 20 juin 1860, l'inauguration d'Alger. Blida en 1862, d'Alger-Oran en 1871, etc... On craindrait de fatiguer inutilement l'attention On voudrait en revanche faire sentir la résistance des obstacles surmontés dans ce pays très particulier qu'est l'Algérie. C'est-à-dire permettre à l'imagination de mesurer la nature et l'intensité de l'effort accompli. Nous retrouvons ici, comme à propos de mines, un inconvénient de l'union étroite entre l'Algérie et la métropole. Pour le rendre sensible il faut jeter un coup d'œil comparatif sur le réseau des voies ferrées tunisiennes. En grande partie ce réseau est composé de chemins de fer miniers. Par chemins de fer miniers il ne faut pas entendre des chemins de fer construits par le protectorat pour desservir des centres miniers, mais bien des voies ferrées qui ont été construites aux frais des sociétés concessionnaires de mines; et bien entendu ces sociétés y trouvent leur compte : tracé, pentes, poids des rails, matériel, tout a été combiné pour amener le minerai à quai au meilleur marché possible. Politique intelligente qui a donné satisfaction à des besoins multiples. La Tunisie est desservie par des voies ferrées qui n'ont rien coûté au contribuable. Et la vie minière a pris un grand essor. C'est que la Tunisie est maîtresse chez elle. Quand elle prend la décision de construire un chemin de fer, la signature du bey, c'est-à-dire en pratique du Résident général, suffit à déclencher l'exécution. L'Algérie n'est pas du tout dans la même situation. Elle n'est pas maîtresse de construire à sa guise les chemins de fer dont elle a besoin, parce que les chemins de fer algériens sont des chemins de fer français comme les autres. La puissance de cet obstacle est apparue avec éclat dans l'affaire de l'Ouenza. Il fallait que la Compagnie de l'Ouenza construisît un chemin de fer nouveau, le sien. Parfait, mais l'Algérie c'est la France, et en territoire français on ne peut pas construire un chemin de fer sans l'autorisation du Parlement. C'est là que, en dernière analyse, fut livrée la bataille. Au Parlement et autour de lui. Si la bataille de l'Ouenza a duré dix ans, ce fut assurément parce que Paris décide en matière de voies ferrées algériennes. Et en définitive, le chemin de fer de l'Ouenza, qui aurait rendu d'immenses services généraux, et qui aurait été construit sans bourse délier, ne l'a pas été du tout. On cite l'exemple de l'Ouenza parce qu'il a chance d'éveiller encore des souvenirs; on pourrait en citer d'autres, aussi instructifs, mais obscurs. Inutile d'insister. En matière de travaux publics, c'est évidemment un inconvénient de ne pouvoir décider sur place, de dépendre d'un centre comme Paris, lointain et nécessairement mal informé. La construction des chemins de fer algériens s'est heurtée à d'autres obstacles, encore plus profonds. Précisément parce qu'il n'y avait rien, nous n'avons pas été guidés par un réseau antique de chemins. La vie économique, que nous faisions naître, n'obéissait pas toujours aux prévisions précises de nos tracés nouveaux. On allait un peu à l'aveuglette. Lors même qu'il y aurait eu dans la distribution de la vie indigène des indices précieux, nous n'avons pas toujours su les interpréter. Nous n'avons pas d'ancêtres ici, nous ne sommes pas mis en garde par nos traditions et nos instincts, nous ignorons des choses énormes. jamais nous n'aurions pu sur notre propre sol nous tromper aussi grossièrement que nous l'avons fait quelquefois. Un excellent exemple est l'antinomie entre le tracé des crêtes et celui des vallées. Le sentier indigène suit les crêtes, sans doute parce que le cavalier ou le piéton se soucie peu de perdre la coté, au rebours de l'ingénieur qui étudie un tracé. Mais l'indigène, obscurément, sans qu'il puisse nous en rendre un compte explicite, a une autre raison plus sérieuse. Les rivières d'Algérie ne sont pas honnêtes rivières de chez nous. Ce sont des oueds; leurs lits, empanachés de beaux lauriers-rose, mais vibrants de moustiques, sont fiévreux; dans leurs vallées torrentielles s'étalent beaucoup plus de cailloux que de terre végétale : ils n'ont pas d'eau en été, au moment précis où il en faudrait, mais en hiver ils roulent des crues terribles qui emportent tout. L'oued algérien repousse la vie humaine autant que la rivière française l'attire. Ce sont les crêtes qui groupent la vie indigène, 'et c'est entre les groupes humains que lés communications s'établissent. Il était naturel que nos ingénieurs aient eu de la peine à s'assimiler cette notion, en contradiction avec-leur atavisme et leur entraînement. C'étaient des techniciens âgés, formés en France. Le chemin de fer P.-L.-M. suit le Rhône, puis la Saône, puis l'Yonne, puis la Seine. Ces vieux messieurs, qui devaient ajouter une ramification nouvelle au réseau algérien, avaient chacun, dans son cerveau complexe et fixé depuis l'adolescence, une image de notre réseau français, calqué sur le réseau de nos rivières. Ils n'avaient rien de mieux à faire qu'à obéir à l'influence inconsciente de leur éducation technique, qui était leur raison d'être Le tracé qui suivait la vallée était a priori celui qu'on pouvait s'attendre à leur voir choisir. Ainsi est-il arrivé qu'ils se sont trompés. Voici un cas où ils l'avouent. Il s'agit du petit chemin de fer à voie étroite long d'une centaine de kilomètres, qui réunit Tiaret à Relizane (la moitié méridionale de la ligne Tiaret-Mostaganem). Ce chemin de fer avait été construit en 1885, à la française, dans la vallée même de l'oued Mina, gros affluent du Cheliff. Vingt ans après, en 1908, dans l'exposé des motifs d'un projet de loi, qui a été voté, les pouvoirs publics déclarent « complètement déçues... les espérances » qu'avait fait concevoir le tracé par la Mina : il est désormais entendu qu'une erreur a été commise dans le choix du tracé. A partir de 1908, on a donc décidé la construction d'une nouvelle ligne entre Tiaret et Relizane, passant par Zemmora et Mendès, c'est-à-dire par les crêtes; elle suit les anciens sentiers indigènes. La construction de la ligne a été retardée par la guerre. En 1928, elle vient d'être ouverte à la circulation de bout en bout. Ceci est un cas intéressant parce qu'indéniable, officiellement admis; l'erreur commise et sa rectification peuvent se lire sur la carte. Une erreur analogue, mais de plus grande amplitude, n'est pas encore ouvertement avouée, mais devra sans doute être corrigée. II ne s'agit plus d'une petite ligne accessoire, mais de la grande voie de rocade qui suit la mer de bout en bout, l'axe du Tell tout entier. Entre Alger et Sétif, les constructeurs de ce chemin de fer ont naturellement choisi, comme d'habitude, le tracé des vallées. La voie s'insinue par les gorges de Palestro, colle à l'oued Isser et franchit enfin les Portes de Fer, illustrées par le passage du duc d'Orléans. Le souvenir de ce nom auguste et de cette expédition mémorable était une incitation supplémentaire à choisir le tracé. La colonisation n'a pas suivi. Entre les superbes vignobles de la Mitidja et les belles terres à blé de Sétif, on ne voit guère autre chose que la forêt, la brousse et le rocher. C'est une section pittoresque, improductive et coûteuse. Au temps des Turcs, et déjà des Romains, depuis deux millénaires, depuis toujours avant notre venue, les com munications entre la région de Sétif et celle d'Alger ont toujours passé plus au sud, par le chemin des crêtes, jalonné par Aumale et Médéa. Il faudra y revenir, ce n'est déjà plus une simple hypothèse; une rectification considérable sera apportée là à la grande voie de rocade, axe du Tell. Ce sont là, à tout prendre, des erreurs vénielles, parce qu'inévitables. Aux prises avec une tâche pareille, il faut bien se résigner à avoir essuyé des plâtres. Voici qui est plus grave. Un grand nombre de chemins de fer algériens sont de petits chemins de fer à voie étroite, en particulier toutes les voies ferrées de pénétration vers le Sud, sauf une seule (Constantine- Biskra). L'insuffisance de ces chemins de fer apparaît aujourd'hui éclatante. Si l'Algérie n'a jamais pu exploiter les phosphates du Djebel Onk, il est de notoriété publique que la responsabilité en incombe, pour une large part, à l'insuffisance du vieux petit chemin de fer Souk-Ahras-Tebessa. En un cas au moins, l'insuffisance est officiellement avouée. Le plus long des chemins de fer algériens à voie étroite est celui qui unit Oran à Colomb-Béchar : ce n'est rien moins que la voie de pénétration d'Oran au Sahara. Autour du terminus saharien s'est révélée l'existence d'une grande région minéralisée, qu'il est impossible de mettre en valeur avec le chemin de fer actuel. En conséquence, on vient officiellement de concéder la construction d'une ligne nouvelle doublant l'ancienne. Ce sera un chemin de fer normal cette fois, à voie large, allant de Bau-Arfa à Nemours. A qui incombe la responsabilité de ce qu'il est bien permis d'appeler une énorme malfaçon ? A personne et à tout le monde, à nous tous, à l'esprit public. C'est parfaitement clair et archiconnu. Voici comment un ingénieur en chef, dans un document officiel de 1913, analyse les conditions d'établissement d'un chemin de fer à voie étroite. « On y avait toléré, dit-il, des courbes d'un rayon très court (100 mètres), des successions rapides d'inflexions en sens contraire (à 40 mètres d'intervalle) » ; ces détails techniques illustrent l'expression, courante en Algérie, de « tortillard » ; on l'applique à tous ces petits chemins de fer dédaigneux de la ligne droite, plus court chemin d'un point à un autre. L'État garantissait à la Compagnie l'intérêt du capital engagé, bien entendu; et dans le calcul de ces intérêts on faisait entrer le prorata de la somme totale des kilomètres. La Compagnie a donc construit une ligne aussi longue que possible; dans les cas où elle aurait pu, au moyen d'un travail d'art, tunnel ou pont, supprimer un long détour, invariablement elle a choisi le détour; bref, elle a « tortillé » de son mieux. Une phrase de l'ingénieur en chef est à retenir: elle est précise et modérée, dans le style d'un rapport officiel auquel elle est empruntée: « les caractéristiques rappelées « ci- dessus correspondent à une construction économique, « elles ne se justifient, a priori, que pour une ligne à très « faible trafic, dont la raison d'être est plutôt politique et « militaire que commerciale ». C'est parfaitement clair, et ça peut être généralisé. Tout le réseau algérien est plus ou moins dans le même cas, les gens qui l'ont projeté ne croyaient pas à son avenir. Personne n'a jamais eu confiance dans l'avenir de l'Algérie. Je suppose que cela est évident, et que cela n'est pas contesté. La France, d'une façon générale, depuis un demi-siècle, ne peut pas être soupçonnée d'avoir vu « kolossal », même dans ses pro pres affaires. Et il est bien sûr qu'elle a toujours eu de l'Algérie une opinion médiocre. Le réseau de chemins de fer a été construit parce qu'on ne pouvait pas décidément faire autrement, avec un haussement d'épaules résigne, sous la réserve mentale : « tâchons que cette bêtise inévitable ne nous coûte pas trop cher ». Et naturellement, c'est précisément cette disposition d'esprit-là qui a entraîné des dépenses immenses. Rien n'est coûteux comme de suivre en gémissant. Ceci se laisserait résumer en une phrase qui ne s'appliquerait pas seulement, hélas! aux chemins de fer algériens. Au rebours des États-Unis, la France est un pays où l'espoir n'a pas de marché. Le Français n'ose pas escompter l'avenir. C'est une maladie nationale. Qu'on ne se méprenne pas cependant sur l'intention et la portée de ces critiques. On a souligné les erreurs commises parce qu'elles font apparaître les difficultés de la tâche, et qu'elles évoquent par conséquent l'énormité de la besogne réalisée. Par-dessus des obstacles beaucoup plus grands qu'en France, à travers des ignorances, des hésitations, des tâtonnements, des reprises ; avec une énergie confuse, parfois aveugle, mais obstinée et puissante, l'Algérie s'est tout de même construit son réseau, et elle continue à le construire. Elle continue: en matière de chemins de fer, comme en toutes les autres, la création ne s'arrête pas, rien n'est fixé. Naturellement le réseau des routes avait précédé celui des chemins de fer, depuis la guerre l'énorme développement des services automobiles a décuplé la vie de ce réseau, et compromis l'équilibre budgétaire des chemins de fer. Mais ceci n'est pas une question proprement algérienne. C'est une question mondiale, et en particulier française. Création des Ports et des Capitales Une autre partie essentielle de l'outillage, ce sont les ports. En Algérie, l'étude de leur création ne peut pas être disjointe de celle des capitales. On s'en aperçoit à une comparaison sommaire des trois chefs- lieux des trois départements algériens. Alger est une ville de 215.000 habitants, dont 160,000 Européens et 55.000 Indigènes. Oran a 150.000 habitants, dont 125.000 Européens et 25.000 Indigènes. Ce sont des villes européennes. On a le droit d'appeler Alger et Oran des villes monstres. Près de 300.000 Européens agglomérés dans ces deux villes seules, sur un total inférieur à 900.000 colons. Un tiers, c'est énorme. L'Algérie est au régime des villes monstres. Ainsi s'extériorise la constitution sociale du pays : une population rurale indigène encadrée par une bourgeoisie européenne. Notez que la capitale du troisième département algérien, Constantine, reste loin en arrière. 93.000 habitants, dont la moitié Indigènes. La cause de ce retard est très évidente. Constantine est à 80 kilomètres de la mer. Ses ports vivent à part, Philippeville, et surtout Bône, la grande rivale de Constantine. Les villes monstres ont poussé au bord de la mer. En Oranie, avant 1830, la vieille capitale était incon testablement Tlemcen, qu'Oran a facilement et énormément surclassé parce que Tlemcen n'était pas un port. Je suppose que c'est normal. Dans les colonies et les anciennes colonies anglaises, les capitales sont des ports : New-York, Le Cap, Sydney et Melbourne. Ainsi reste marqué l'ombilic par lequel l'enfant se rattachait à la mère. Aucune de ces capitales n'est une création de toutes pièces, non pas même Oran, qui était bien peu de chose en 1830, mais qui conserve dans ses vieilles fortifications, blasonnées aux armes d'Espagne, le souvenir d'un vieux passé Il est bien possible que nous nous soyons installés trop docilement sur les emplacements urbains antérieurs. Le port d'Oran eût été bien mieux placé à Mers-el-Kébir. La bi- millénaire Constantine, juchée sur un rocher, étouffe aujourd'hui entre sa falaise et son canyon. Les Anglais, dans leurs colonies, avec leur mépris hautain des « natives », se dégagent bien plus radicalement que nous des suggestions du passé, lorsqu'ils jugent expédient de le faire. Au Maroc, le maréchal Lyautey s'est bien gardé, dans sa sagesse, d'installer sa capitale nouvelle à Fez ou à Marrakech. Il est certain que sous les Turcs Alger était la capitale et qu'elle l'est restée. Après tout, sur cette côte algérienne, uniformément très mauvaise, il n'y avait pas un seul port naturel au profit duquel nous aurions pu être tentés d'abandonner Alger. Nous y sommes donc restés, et il est curieux de voir comment nous l'avons transformé. Dans la ville actuelle, en 1930, sur le terrain, et mieux encore peut-être sur une photographie d'avion, l'Alger turc qui est toujours là, et l'Alger français, se distinguent immédiatement. L'Alger turc, c'est ce petit tas indistinct et saillant de petites maisons blanches agglomérées en carapace. Indistinct : parce que, à l'échelle de la photographie, on ne peut pas distinguer le lacis enchevêtré des étroites ruelles, venelles et impasses. Saillant : parce que tout ça monte à l'assaut d'un éperon montagneux à pentes très raides; dans les venelles en escaliers, les êtres humains ne circulent qu'à pied, et les fardeaux à dos de bourriquot. Au sommet de l'éperon encroûté de minuscules cubes de pierres, se dresse hautement une grande bâtisse quadrangulaire, c'est l'ancienne Kasbah des deys, le château-fort. L'usage a étendu son nom à l'ensemble de l'Alger turc qui était, en effet, tout entier une forteresse. Les limites de l'Alger turc restent admirablement nettes ce sont tout simplement les anciens fossés de l'Alger turc, à peine camouflés. Contre ces fossés-là est venu se briser l'armée de Charles-Quint. Tout l'ensemble est pratiquement intact. Tout autour, dans les deux sens, s'étend l'Alger français à perte de vue, hors des limites de la photographie. On identifie au premier coup d'œil ce faisceau de quelques larges artères, très longues, réunies par de courtes et larges rues à angles droits. Il est clair que ceci est une ville européenne. Il y a faisceau étroit, on pourrait presque dire artère unique, parce que les tramways ont le souci européen de ne pas perdre la côte et les collines trop élevées ne se sont pas prêtées aisément à l'établissement de funiculaires. L'Alger français, au rebours de la Kasbah, colle à la côte. Entre les cornes extrêmes du faisceau, il y a une douzaine de kilomètres. Si le lecteur a eu la patience de suivre ce commentaire, avec les yeux fixés sur la photographie, il aura l'impression, J'imagine, d'un pauvre vieux petit cadavre, fossilisé et enkysté dans un grand organisme vivant. Quelque chose d'analogue à ce que serait, dit-on, une perle industrielle japonaise; un petit corps étranger central, enrobé dans les cercles concentriques de nacre. Si on descend de l'avion pour se promener dans les venelles de la Kasbah, en compagnie du guide excellent qu'est M. Lespès, auteur d'un beau livre sur Alger, on constatera un phénomène corrélatif. En 1830, l'Alger turc était une ville bourgeoise peuplée de capitaines, d'officiers, de fonctionnaires turcs, d'immigrés andalous riches et cultivés. En 1930, on ne voit plus guère dans la Kasbah que des Kabyles ; « la Kasbah, dit un Andalou avec un sourire mélancolique, c'est Tizi-Ouzou » ; on sait que la sous-préfecture de Tizi-Ouzou est la capitale officielle de la Kabylie. Ces Kabyles, en bloc, ne sont pas autre chose que la main- d’œuvre ; l'Alger français a fait de la Kasbah sa cité ouvrière; il ne l'a pas seulement enkystée, il l'a digérée. C'est un spectacle tragique : il y a là-dedans toute la férocité de la vie L'anéantissement complet serait plus miséricordieux. La vie apparaît plus féroce quand elle conserve les formes extérieures d'un passé dont elle a détruit l'âme. En revanche, c'est un spectacle extrêmement intéressant. Il est curieux d'embrasser d'un coup d'œil toute une lutte d'un siècle, toute la colonisation française, concrétisée en moëllons. La photographie ne donne pas seulement la ville; elle donne le port. On distingue très nettement le vieux port turc, celui des corsaires. Il est tout au fond, à l'abri des îlots rocheux, dont les petites falaises noires l'encadrent : ce groupe d'îlots a donné son nom à la ville : Alger est la déformation française d'El Djezair, qui signifie : les îlots. C'est bien ce point exact qui est à l'origine de tout. A l'abri de l'îlot, on distingue très bien les limites précises de l'ancien port turc; on y pénètre entre deux petits musoirs blancs, qui vont à l'encontre l'un de l'autre. Le carré d'eau ainsi délimité est minuscule, deux cents mètres de côté peut- être. C'était ça le port turc, qui a fait trembler la chrétienté, qui a été bombardé vainement par les flottes de Duquesne et de Lord Exmouth. Comme c'est curieux. Comme çà donne l'échelle de grands événements historiques. Aujourd'hui l'ancien port turc s'appelle la darse de l'Amirauté; c'est quelque chose comme le bassin particulier de l'amiral, réservé à ses vedettes. La vie générale s'y est éteinte. En dehors de ce carré d'eau morte, de deux cents mètres de côté, le port moderne, grouillant de vie, étend ses quais et ses môles sur des kilomètres, par delà les l'imites de la photographie. Qu'il s'agisse du port ou de la ville la philosophie du spectacle est toujours la même; le passé, à peine vieux d'un siècle, encore bien reconnaissable dans ses cadres conservés, mais étouffé et digéré par l'épanouissement prodigieux de la vie moderne. Le port d'Alger, comme celui d'Oran, comme tous les ports d'Algérie, petits ou grands, est entièrement construit de main d'homme. Ils sont aussi artificiels que les voies ferrées. Eux aussi ont été établis avec la timidité française, on n'a pas vu grand, sous la poussée de nécessités ils sont en voie d'expansion continuelle. Tels qu'ils sont pourtant, c'est une oeuvre fort honorable, ils suffisent à un gros trafic. Quand on se promène sur les quais du port à Alger ou à Oran, on voit de gros tas de charbon. C'est du charbon de Cardiff entreposé, ou peut-être du charbon allemand. Les paquebots qui traversent la Méditerranée, y compris les paquebots anglais, ont pris l'habitude régulière de relâcher à Oran ou à Alger et d'y faire le plein de leurs soutes. Ils pourraient aller à Gibraltar ou à Malte; mais Gibraltar et Malte sont des ports de guerre, le commerce n'aime pas les ports de guerre. Cette clientèle étrangère de passage est d'un très gros rapport. Mais ce sont naturellement les importations et les exportations du pays qui alimentent l'activité des ports. Elles sont fonction de la vie économique et générale. Barriques de vin, caissettes de primeurs, balles d'alfa, ballots de liège, peaux et moutons sur pied encombrent les quais, en compagnie des minerais. Alger est un grand port de commerce, le second des ports français pour le tonnage de jauge (près de 20 millions de tonnes en 1914) ; le cinquième pour le tonnage métrique, derrière Rouen, Marseille, Le Havre et Bordeaux (3 millions 600.000 tonnes en 1914). Il est rattaché à Port-Vendres et surtout à Marseille par un service quotidien de paquebots rapides, aménagés pour voyageurs. Oran suivait Alger de près. Aux dernières statistiques il l'a nettement dépassé. Depuis la conquête du Maroc sa proximité de la frontière lui procure des avantages et aussi des excitations commerciales. Les Oranais semblent montrer aujourd'hui plus d'initiative que les Algérois. Les derniers chiffres se rapportent au premier semestre 1929, et devraient être par conséquent approximativement doublés. Dans ce premier semestre et dans l'ensemble de l'Algérie « le tonnage des marchandises embarquées et débarquées a été de 5 millions 825.000 tonnes en 1929, contre 5 millions 240.000 tonnes en 1928. Augmentation 585.000 tonnes. « Le port d'Oran y est représenté, en 1929, par 1 million 848.000 tonnes et celui d'Alger par 1.629.000 tonnes. « La différence entre les deux ports est déjà sensible. Elle est écrasante au titre de la navigation de relâche et de ravitaillement. Oran, 1.374 navires d'un tonnage de 3.235.000 tonnes; Alger, 599 navires avec un tonnage de 1 million 513.000 tonnes. » Dans la concurrence acharnée des deux grands ports, et par voie de conséquence des deux grandes villes, verrons-nous Oran détrôner Alger ? Dans ce pays neuf, la vie évolue plus vite que chez nous. Pour comprendre que dans un pays comme l'Algérie, les ports ont une importance toute particulière, bien plus grande qu'ailleurs, il faut se rappeler ceci Le Maghreb tout entier s'étire sous la même latitude, à la limite nord du Sahara. D'un bout à l'autre il a le même ciel et les mêmes ressources de pays plus ou moins sec. Réduit à lui- même il n'a pas à sa disposition la variété de produits qu'on trouve dans une province française et qui suffit à assurer la prospérité locale, sous cloche. En certaines matières, très limitées, il a, ou il est susceptible d'avoir, d'immenses ressources, bien supérieures à ses besoins; vin, huile, laine, liège, alfa. Il est condamné à des formes plus ou moins strictes de monoculture pour l'exportation. Il dépend des marchés étrangers. Ce grand fait économique a nécessairement un lien avec le grand fait politique qui domine toute l'histoire maugrebine. Jamais depuis 2.000 ans, depuis toujours, le Maghreb ne s'est appartenu à soi-même un seul instant. S'il n'a jamais eu. l'indépendance politique, c'est peut-être, entre autres raisons, parce qu'il n'a jamais eu de quoi se la payer. Pour appuyer son autonomie politique il n'a pas la possibilité de l'autonomie économique. Dans son passé historique il n'a connu de grande prospérité que lorsqu'il s'est trouvé appartenir à un empire prospère, dont les marchés lui étaient ouverts, avec lequel il entretenait une circulation de richesses. Ça été le cas de l'Afrique Romaine. Et c'est de nouveau le cas de l'Afrique Française. Dans un pays qui reste aussi étroitement sous la dépendance de l'étranger, le port est un organe aussi essentiel que le poumon dans l'organisme animal. Aussi devient-il une capitale. Commerce Général Il faut donner quelques détails sur le total en chiffres des résultats obtenus, c'est-à-dire sur le commerce général. Les chiffres les plus récents concernent le premier semestre 1929 et doivent être doublés par conséquent. Voici une comparaison des premiers semestres dans les trois dernières années 1927, 1928 et 1929. « Le total de nos échanges commerciaux, c'est-à-dire de nos importations et de nos exportations, s'est élevé pendant le premier semestre, savoir : En 1927 à 3 milliards 525 millions. En 1928 à 4 milliards 446 millions. En 1929 à 4 milliards 818 millions. Donc, en deux bonds, l'Algérie de 1927 à 1929 a accru son commerce de 1 milliard 297 millions. » Notez qu'en 1924 le total des exportations et importations était seulement do 5 milliards 394 millions. Sous réserve des résultats qu'accusera le second semestre 1929, les chiffres pour l'année seraient : : En 1927 d'environ 7 milliards. En 1929 de 9 milliards et demi (1). C'est évidemment une progression intéressante. Les importations l'emportent régulièrement sur les exportations. Voici les chiffres pour les premiers semestres des trois dernières années. « 1927. - Importations : 1 milliard 941 millions. Exportations: 1 milliard 579 millions. Différence : 362 millions. » « 1928. - Importations : 2 milliards 526 millions. Exportations : 1 milliard 920 millions Différence : 605 millions. » « 1929. - Importations : 2 milliards 821 millions. Exportations : 1 milliard 996 millions. Différence : 825 millions. » « Soit, au total, dans les trois premiers semestres envisagés, un gain de 1 milliard 793 millions au profit des importations. » Il est bien entendu que l'Algérie, en transformation rapide, continue à s'outiller. » Par conséquent « cette balance commerciale n'est qu'en apparence défavorable à l'Algérie. On observe, en effet, que dans la masse de nos achats, des centaines de millions sont consacrés à l'extension, à l'amélioration et au perfectionnement de notre matériel, dépense que nous amortissons assez promptement. C'est donc un enrichissement et non une faiblesse comme on serait tenté de le croire en présence des chiffres ci-dessus. » Voici en effet, parmi les importations du premier semestre 1929, l'alinéa le plus lourd : « Machines agricoles ou d'industries 120 millions; outils, ouvrages, pièces détachées, fils et câbles d'électricité 170 millions; voitures automobiles, 171 millions. » Lourd aussi est l'alinéa des tissus. Il faut habiller 6 mil lions d'êtres humains. « Tissus, 330 millions; draps, vêtements, lingerie, bonneterie, couvertures, 54 millions ». Le reste des importations se rapporte surtout au chapitre alimentaire, charcuteries, beurres, fromages, huîtres, etc... et au chapitre des denrées coloniales, sucre, café, chocolat. Ces importations témoignent que l'Algérien mène une vie assez large, il est probablement moins parcimonieux que le Français métropolitain. (1) En réalité, aux dernières nouvelles, ils restent au- dessous de 8 milliards. Les exportations sont exactement ce qu'on pouvait attendre d'après les détails qui ont été donnés sur la transformation économique du pays. Chiffres du 1 er semestre 1929. « Brebis, béliers, moutons et agneaux, 55 millions; céréales, 112 millions; tabacs, 70 millions; huiles d'olives, 163 millions; liège, 38 millions; crin végétal, 32 millions; alfa, 45 millions; pommes de terre, 42 millions; fruits frais ou secs, 42 millions; légumes de primeurs, 22 millions. » « Alcools de vin, eaux-de-vie et spiritueux, 77 millions; vins ordinaires, 788 millions; vins de liqueurs en fûts ou en bouteilles, 5 millions » « Le rendement de l'industrie minière se traduit par 147 millions, dont 32 millions pour les phosphates et 67 millions pour le fer. » Ces quelques chiffres tendent à évoquer d'un coup d'œil l'ensemble et les proportions du trafic, de la vie économique. Et ils rendent sensible la progression depuis la guerre. Mais c'est la progression d'ensemble, depuis 1830, qu'il faut rendre sensible à l'imagination. Il suffit de considérer le point de départ et le point d'arrivée. Voici le point de départ. D'après les estimations de la Chambre de commerce de Marseille, en 1832, l'Alger turc importait pour 6.500.000 fr. de marchandises européennes. Il les payait apparemment avec les bénéfices de la piraterie, puisqu'on estimait les exportations à 14 ou 15.000 francs. Dans l'Algérie française, en 1924, le total des exportations et importations était de 5 milliards 394 millions; ce total en 1929 atteindra probablement 8 milliards, en francs papier il est vrai. Il faut songer que ces huit milliards de richesse sont une création pure. Ils sont sortis intégralement du coup d'éventail du dey.