CAHIERS DU CENTENAIRE DE L'ALGÉRIE - LIVRET 4 – LES GRANDS SOLDATS DE L'ALGÉRIE Site http://aj.garcia.free.fr CHAPITRE III LES FILS DE LOUIS-PHILIPPE Le duc d'Orléans, le duc de Nemours, le prince de Joinville, le duc d'Aumale Louis-Philippe, qui réalisa presque entièrement sous son règne, de 1830 à 1848, la conquête militaire de l'Algérie, envoya ses fils à maintes reprises participer aux expéditions; il tenait à ce qu'ils fissent l'apprentissage du métier des armes; il voulait aussi montrer à l'armée et au pays qu'ils savaient partager les dangers et les peines des enfants du peuple. Le duc d'Orléans L'aîné d'entre eux, le duc d'Orléans, héritier de la couronne, reçut en 1835 un commandement sous les ordres du maréchal Clauzel, dans le corps expéditionnaire chargé de s'emparer de Mascara. Ce prince, populaire à cause de sa simplicité et de sa bonté, eut comme premier soin de visiter les hôpitaux. Pendant l'expédition, il voulut, pour l'exemple, vivre comme le soldat, manger le même pain, boire la même eau; mais il tomba malade et dut, dès son retour à Mostaganem, être rapatrié en France. Il revint en Algérie en 1839, sous le gouvernement du maréchal Valée, pour commander une division dans l'expédition des Portes de Fer. La colonne passa sans encombre par le fameux défilé qui tient la grande route de communication de Constantine à Alger. Elle n'eut de difficultés qu'au retour vers Alger; le prince, toujours à l'avant-garde, put à ce moment montrer sa bravoure. " Tant que dura l'engagement, dit un de ses historiens, il se tint au milieu des tirailleurs, affrontant les balles des Arabes, auxquels son képi rouge, le seul de l'armée qui fût découvert, l'écarlate de sa selle et sa plaque de la Légion d'honneur, servaient naturellement de point de mire. " Une telle attitude, très appréciée à cette époque, le faisait aimer des troupiers; mais elle a coûté par la suite, en raison des progrès de l'armement, trop d'officiers à l'armée pour n'être pas considérée aujourd'hui comme une imprudence inutile. Lorsque la colonne arriva près d'Alger, à hauteur de Maison- Carrée, le duc d'Orléans réunit les officiers, et, dans une allocution pleine de modestie et d'affection, il leur promit de faire connaître en France la tâche accomplie par l'armée d'Afrique : " Je dirai toutes les grandes choses que l'armée a faites en Afrique, toutes les épreuves qu'elle subit, avec un dévouement d'autant plus admirable qu'il est souvent ignoré et quelquefois méconnu. " Il ajouta : " Je ne me suis pas cru éloigné de ma famille, car j'en ai trouvé une au milieu de vous et parmi les soldats dont j'ai admiré la persévérance dans les fatigues, la résignation dans les souffrances, le courage dans le combat. " A Alger, où un accueil enthousiaste lui fut fait par les Français et les Indigènes, il répondit aux compliments des représentants de la population : "Je m'enorgueillis de rentrer par la bonne porte, par la porte de terre, dans la capitale de cette nouvelle France que l'armée a conquise, sillonnée de routes, couverte de beaux et d'utiles travaux, et que vous saurez tous féconder, peupler et rendre digne de la mère- patrie... J'espère que les résultats obtenus feront des Algériens de tant d'hommes qui, jusqu'à présent, n'ont pas eu foi dans l'Afrique, et je regarde comme un grand honneur et un grand bonheur pour moi d'avoir pu concourir à un des plus grands événements de ce siècle, à la conversion en province française et civilisée de cette terre jusqu'à présent barbare et hostile. " Au banquet offert par la colonie, le duc d'Orléans déclara, dans la réponse qu'il fit au toast en son honneur "La conquête de l'Afrique est, à mes yeux, la plus grande chance qui se soit offerte depuis longtemps à la France... Tous ceux qui se consacrent à cette noble tâche ont bien mérité de la Patrie. Plus les travaux sont pénibles et les obstacles grands, et plus aussi il faut honorer leur persévérance; car, dans une société dont le travail est la loi fondamentale, chacun doit être classé selon la part pour laquelle il contribue au bien général. " Le Prince Royal invita le lendemain à un banquet sur la place Bab-et-Oued toute la division qu'il avait commandée pendant l'expédition, officiers, sous-officiers et soldats, soit 3.242 convives. Vers la fin du repas, montant sur une table, il porta un toast à l'armée qui résumait bien l'œuvre accomplie par elle : " A cette armée, s'écria-t-il, qui a conquis à la France un vaste et bel empire, ouvert un champ illimité à la civilisation, dont elle est l'avant-garde ! A la colonisation, dont elle est la première garantie! " A cette armée qui, maniant tour à tour la pioche et le fusil, combattant alternativement les Arabes et la fièvre, a su affronter avec une résignation stoïque la mort sans gloire de l'hôpital, et dont la brillante valeur conserve dans notre jeune armée les traditions de nos légions les plus célèbres! " A cette armée, compagne d'élite de la grande armée française, qui, sur le seul champ de bataille réservé à nos armes, doit devenir la pépinière des chefs futurs de l'armée française, et qui s'enorgueillit justement de ceux qui ont déjà percé à travers ses rangs " A cette armée qui, loin de la patrie, a le bonheur de ne connaître les discordes intestines de la France que pour les maudire, et qui, servant d'asile à ceux qui les fuient, ne leur donne à combattre, pour les intérêts généraux de la France, que contre la nature, les Arabes et le climat! " Après le repas, le prince fit le tour des tables, parlant aux soldats avec sa simplicité et son affabilité coutumières, trouvant pour chaque unité ou même pour chaque homme le mot qui convenait. C'est par cette attitude familière, comme par son endurance et son courage, qu'il savait conquérir les cœurs. L'expédition des Portes de Fer ayant été l'occasion d'une reprise des hostilités par Abd el Kader, le duc d'Orléans vint de France en 1840 pour la troisième fois, participer à la tâche de l'armée d'Afrique. Dans l'expédition ayant pour but d'occuper Médéa et Miliana, il reçut le commandement d'une division : c'est lui qui enleva le 12 mai le col (tenia) de Mouzaïa avec trois colonnes que commandaient Duvivier, la Moricière et d'Houdetot. Revenu en France, le prince s'occupait avec ardeur de l'organisation et de l'instruction de l'armée, lorsqu'il mourut d'un accident de voiture le 13 juillet 1842, à Neuilly. Il fut unanimement regretté, et particulièrement dans l'armée; du moins son nom fut-il donné aux chasseurs à pied qui s'appelèrent, jusqu'à la Révolution de 1848, les " chasseurs d'Orléans ", du nom de leur créateur, et qui s'illustrèrent en Afrique dans maints glorieux combats, tels que l'Isly et Sidi Brahim. Le duc de Nemours et le prince de Joinville Louis-Philippe ne voulait pas que le duc de Nemours, le second de ses fils, fût plus ménagé que son aîné. Alors que le maréchal Clauzel préparait en 1836 la première expédition de Constantine, le ministre de la Guerre lui écrivait le 22 octobre : " L'intention de Sa Majesté est que Mgr le duc de Nemours assiste à l'expédition de Constantine, comme Mgr le prince royal a assisté à celle de Mascara. " Clauzel, en annonçant cette nouvelle aux troupes, dans son ordre du 2 novembre, ajoutait : " Chacun verra dans cette circonstance une preuve de plus le l'affection que le Roi porte à l'armée et, selon les expressions de Sa Majesté, du désir qu'éprouvent ses enfants de s'identifier partout à sa fortune et à sa gloire. " Le duc de Nemours accompagna Clauzel dans cette pénible expédition; il endura stoïquement les souffrances causées par le froid, la pluie, la neige, le bivouac dans la boue, et s'avança au moment de l'attaque de la ville, jusqu'à la première ligne des tirailleurs, au mépris de tout danger. Pendant la pénible retraite, il témoigna sa bonté envers les soldats, abandonnant ses bagages pour donner un mulet de plus à l'ambulance. Il repartit dès le 10 décembre d'Alger pour la France. Lorsque la deuxième expédition de Constantine fut décidée en 1837, trois fils du Roi briguèrent à la fois l'honneur d'en faire partie : le duc d'Orléans, le duc de Nemours, et le prince de Joinville. Mais le duc de Nemours, qui avait assisté à l'échec, sembla avoir un droit spécial à participer au succès espéré et fut nommé à la tête d'une brigade, celle dans laquelle servait le lieutenant-colonel de la Moricière. Devant Constantine, où la colonne arriva le 6 octobre, il fut chargé du commandement du siège : le 12, lorsque le gouverneur général, le général de Damrémont, fut tué par un boulet turc, et le général Perrégaux mortellement blessé par une balle, il était à leurs côtés et eut sa capote trouée par les balles; ce fut lui qui, commandant du siège, lança le lendemain les trois colonnes d'assaut commandées par La Moricière, Combe et Corbin, qui s'emparèrent de la ville. Alors que, le 16 octobre, il passait une revue, arriva le prince de Joinville, qui avait touché à Bône, et avait demandé au commandant de l'Hercule l'autorisation de se joindre à une colonne de secours en marche vers Constantine. Il arrivait trop tard pour assister à l'assaut; mais il revint du moins avec la colonne, où Nemours commandait l'arrière-garde, et où tous deux montrèrent la plus touchante sollicitude pour lés malheureux qui tombaient atteints du choléra. Le duc de Nemours fit le 3 novembre ses adieux à sa brigade, après avoir fait citer à l'ordre, parmi d'autres, quatre officiers qui devaient devenir maréchaux de France : Canrobert, Mac-Mahon, Saint-Arnaud et Niel. II fut lui-même nommé lieutenant général. Tandis qu'il rentrait en France, Joinville voguait vers le Brésil. C'est lui qui devait quelques années plus tard, en 1844, au moment où Bugeaud attaquait le Maroc par terre et remportait la victoire de l'Isly, aller avec une escadre bombarder les batteries de Tanger lé 6 août et le port de Mogador le 15 août. Lorsque Bugeaud eût été nommé gouverneur de l'Algérie en février 1841, le duc de Nemours vint pour la troisième fois en Algérie, afin de participer aux opérations contre Abd el Kader. Débarqué à Alger au début d'avril, il mena d'abord, avec Bugeaud, des convois de ravitaillement à Médéa et Miliana, et mérita cette citation : " En toute circonstance, pourrait servir d'exemple à l'armée pour la discipline comme pour le courage; a chargé, le 3 mai, à la tête de deux bataillons et a bien vite mis en fuite les Kabyles qui se trouvaient devant lui " Il accompagna ensuite Bugeaud dans la province d'Oran, et y prit, sous ses ordres, le commandement d'une division, dans la colonne qui alla détruire Tagdempt, place d'approvisionnement d'Abd el Kader, et occuper Mascara, son ancienne capitale. Lorsqu'il se réembarqua pour la France le 3 juin, il fut salué par un ordre dé la colonne expéditionnaire dans lequel Bugeaud s'exprimait ainsi :" L'armée a déjà appris à connaître le prince à Constantine; son nouveau séjour dans ses rangs n'a pu que resserrer les liens qui l'unissent à elle. Son souvenir vivra dans les trois provinces, car il a fait la guerre avec les trois grandes divisions de cette armée... L'armée vivra aussi dans son cœur; il dira au Roi combien elle a mérité et peut mériter encore l'estime de la patrie qui est le mobile de ses actions. " Le duc d'Aumale Le duc d'Aumale devait marcher glorieusement sur les traces de ses frères en Algérie. C'est comme officier d'ordonnance du duc d'Orléans qu'il y fit ses premières armes en 1840. Il n'avait alors que 18 ans et comptait au 4e léger comme chef de bataillon. Le 27 avril 1840, à l'Oued Djer, il reçut le baptême du feu en chargeant bravement avec un escadron; le 12 mai, il prit part à l'attaque du col de Mouzaïa. Lorsque Bugeaud entreprit de soumettre Abd el Kader, le duc d'Aumale, lieutenant-colonel au 240 de ligne, fut autorisé à faire campagne sous ses ordres. Il écrivit le 25 février 1841 au nouveau gouverneur : "Je vous prierai, mon général, de ne m'épargner ni fatigues, ni quoi que ce soit. Je suis jeune et robuste et, en vrai cadet de Gascogne, il faut que je gagne mes éperons. Je ne vous demande qu'une chose, c'est de ne pas oublier le régiment du duc d'Aumale, quand il y aura des coups à recevoir et à donner. " Il reçut de Bugeaud cette réponse : "Vous ne voulez pas être ménagé, mon prince, je n'en eus jamais la pensée. Je vous ferai votre juste part de fatigues et dé dangers; vous saurez faire vous-même votre part de gloire. " Le prince se distingua, en effet, avec le 24e aux expéditions auxquelles prit part le régiment au printemps de 1841. Fatigué par le climat, le duc d'Aumale fut chargé en juillet, avec le grade de colonel, de ramener à Paris le 170 léger, et ne revint en Algérie qu'à la fin de 1842, comme maréchal de camp. Ce jeune général de 20 ans prit part à la tête d'une colonne à une expédition conduite par Bugeaud dans l'Ouarsenis, puis reçut le commandement de la province de Titteri, avec résidence à Médéa. De là, il rayonna avec succès dans diverses directions. En mai 1843, il entreprit à la tête de 1.300 zouaves et fantassins, de 600 cavaliers, spahis, chasseurs et gendarmes, d'une section d'artillerie et d'un convoi de 800 chevaux et mulets, son expédition contre la smala d'Abd el Kader. Cette smala, gardée par des réguliers, comprenait une population s'élevant à 60.000 âmes, ainsi que la famille et les trésors de l'Émir. Le duc d'Aumale la surprit le 16 mai dans le Sahara, à Taguin; il avait, pour la rejoindre, laissé son infanterie en arrière, et n'avait avec lui que ses cavaliers ! Il n'avait pas été aperçu, et, comme sa colonne était divisée en trois tronçons très éloignés l'un de l'autre, il n'avait qu'une chanté de salut : charger! Il courut cette chance sans hésitation. Les chasseurs d'Afrique du lieutenant-colonel Morris et les spahis du colonel Yusuf s'élancèrent, et mirent le désarroi dans cette multitude. Le nombre des prisonniers fut considérable et le butin fut immense. Cette journée fut certainement la plus extraordinaire qui eut lieu au cours des guerres d'Afrique; il fallait l'ardeur et l'insouciance d'un général de 21 ans pour la risquer et la gagner. Un des prisonniers indigènes disait ensuite: "Quand nous pûmes reconnaître la faiblesse numérique du vainqueur, le rouge de la honte couvrit nos visages; car si chaque homme de la Smala avait voulu combattre, ne fût-ce qu'avec un bâton, les vainqueurs eussent été les vaincus; mais les décrets de Dieu ont dû s'accomplir. " Le duc d'Aumale alla passer quelques mois en France, et revint, à la fin de novembre 1843, prendre comme lieutenant-général le commandement de la province de Constantin-. Au banquet que lui offrit à son arrivée la population d'Alger, il déclara : "Le Roi nous a envoyés ici, nous ses fils, pour y payer à la Patrie notre dette de citoyens et de soldats, et pour montrer que notre titre de princes était celui de premiers serviteurs de la France. " Installé à Constantine, il alla d'abord, en février 1844, occuper Biskra, accompagné par son jeune frère le duc de Montpensier; il s'occupa ensuite d'amener à la soumission quelques tribus récalcitrantes. Cette pacification réalisée, il chercha à améliorer l'administration des Indigènes. Il recevait avec bonté ceux qui avaient à lui présenter des réclamations, essayant de faire en tout régner la justice. Il régularisa la perception des impôts et empêcha les chefs locaux de pressurer leurs administrés; il fit améliorer l'organisation des marchés, par lesquels il tenait les nomades obligés de s'y approvisionner et il les fit surveiller comme lieux de réunions politiques; il s'occupa de la constitution de la propriété, autant pour protéger les Indigènes contre les spéculateurs européens que pour fournir des terres aux colons; il fit de même dans les villes : c'est ainsi que, par son ordonnance du 9 juin 1844, il divisa Constantine en deux quartiers, l'un européen, accessible à tous, l'autre indigène, dans lequel locations ou transactions ne pouvaient être faites qu'entre Musulmans. La réputation de sa bienveillante administration s'établit si bien que des tribus tunisiennes lui demandèrent l'autorisation d'émigrer sur son territoire; il ne put d'ailleurs la leur accorder. Les qualités qu'il déploya dans cette sage administration lui valurent plus tard, de la part d'un député de l'opposition, Ferdinand Barrot, cet éloge à la tribune de la Chambre: "Dans la province de Constantine, on a entrepris le gouvernement des races indigènes comme une oeuvre de patience et de paix. Aussi, dans cette province, la soumission est-elle plus intelligente et peut-être plus certaine. Il faut le dire, car il est bon de rendre justice à tout le monde, même aux princes. " Lorsque Bugeaud, en désaccord avec la Chambre sur son système de colonisation militaire, décida de résigner ses fonctions de gouverneur général, il en informa le duc d'Aumale en critiquant âprement le système des grands concessionnaires qui avait des partisans : "On veut suivre en Afrique, lui écrivait-il le 23 avril 1847, des systèmes qui ne sont pas les miens : j'en fais ma question de cabinet et je m'en vais... je ne veux pas immobiliser successivement toute l'armée en la mettant en faction pour garder infructueusement les barons en gants jaunes, mais sans casque, sans cuirasse et sans lance, qui veulent se partager le sol de l'Algérie. " Bugeaud rentra en France le 5 juin 1847. A ce moment, Changarnier commandait la province d'Alger, La Moricière la province d'Oran, et Bedeau la province de Constantine; il eût été difficile de choisir le plus méritant, et il était d'ailleurs préférable, pour donner satisfaction à la Chambre et à l'opinion, de ne pas désigner un militaire strictement professionnel. Le duc d'Aumale, qui s'était montré aussi bon administrateur que brillant soldat, fut nommé gouverneur général le 11 septembre 1847. Son premier soin fut de demander modestement des conseils au maréchal Bugeaud, qui se montra très touché de cette démarche et lui répondit le 12 octobre de Dordogne : "J'étais bien sûr qu'en votre qualité de prince de la dynastie régnante, vous sentiriez plus qu'un simple général la nécessité de vous conformer aux institutions de votre pays. Ne vous ai-je pas vu le plus discipliné, le plus ponctuel de mes lieutenants. " Les conseils que le vieux maréchal lui donnait ensuite n'étaient d'ailleurs pas ceux d'une aveugle discipline, puisqu'il lui écrivait : "Il est des circonstances tellement impérieuses que, dans l'intérêt du pays, il faut savoir dépasser les ordres du ministre de la Guerre. Vous auriez comme moi livré la bataille d'Isly sur le territoire marocain, malgré l'ordre de ne pas dépasser la frontière qu'apporta la veille le colonel Foy. Vous auriez ainsi continué la campagne de la grande Kabylie si, ayant lancé le général Bedeau dans les montagnes et ne pouvant plus l'arrêter, vous aviez reçu à une journée de Hamza l'ordre de suspendre l'opération précédemment approuvée. " Le duc d'Aumale n'eut pas à suivre ces conseils, qui sont cependant d'une haute portée coloniale, vérifiée depuis à maintes reprises... Accueilli avec joie par la population civile à son débarquement, le 5 octobre, le duc d'Aumale s'imposa d'autre part aux Indigènes par le prestige si important pour eux de sa naissance. La proclamation qu'il leur adressa témoignait d'une profonde connaissance de leurs sentiments politiques et religieux : "Vous avez compris, ô Musulmans, leur disait-il, combien le bras de la France était puissant et redoutable, et combien son gouvernement était juste et clément. Vous avez obéi à l'immuable volonté de Dieu, qui donne les empires à qui bon lui semble sur la terre. Vous avez fait votre soumission au Maréchal et vous avez éprouvé la bonté de son gouvernement. Vous vous souviendrez toujours qu'il honora les grands, qu'il protégea les faibles et qu'il fut équitable avec tous. Rien ne sera changé à ce qu'il avait fait... "Remerciez Dieu de ce qu'il vous a donné les richesses et les jouissances de la paix en échange des maux inséparables de la guerre. C'est pour vous donner un gage encore plus éclatant de ses bonnes intentions à votre égard, que le roi des Français m'a envoyé au milieu de vous comme son représentant sur cette terre qu'il aime à l'égal de la France. J'ai déjà vécu parmi vous, je connais vos lois et vos usages, et tous mes actes tendront à augmenter votre prospérité et celle du pays... " Une grande satisfaction était réservée au nouveau gouverneur, celle de recevoir la soumission de l'émir Abd el Kader. L'adversaire qui depuis quinze ans combattait les Français se rendit le 23 décembre au général de La Moricière, et fut amené à Nemours dans la soirée. Le duc d'Aumale, arrivé le matin même, confirma à l'Émir là promesse donnée par La Moricière de son transport à Alexandrie ou à Saint-Jean d'Acre; puis il reçut le lendemain sa soumission solennelle, marquée par la remise de son cheval. Ce fut un événement d'une immense portée. Avec sa modestie habituelle, le duc d'Aumale écrivit au maréchal Bugeaud : " Lorsque ce grand fait s'est accompli, votre nom a été dans tous les cœurs ; chacun s'est rappelé avec reconnaissance que c'est vous qui avez mis fin à cette lutte; que c'est l'excellente direction que vous avez donnée à la guerre et à toutes les affaires de l'Algérie qui a amené la ruine matérielle et morale d'Abd el Kader. " Bugeaud fut très touché par cette lettre et lui répondit le 15 janvier 1848 : " Comme tous les hommes capables de faire de grandes choses, vous ne voulez que votre juste part de gloire, et, au besoin, vous en céderiez un peu aux autres. " Dans l'organisation qu'il entreprit comme gouverneur général, le duc d'Aumale a semé bien des idées qui ont germé après lui. Il décentralisa l'administration, qui dépendait jusqu'alors entièrement du ministre de la Guerre; à cet effet, il établit dans chacune des trois provinces des directeurs des affaires civiles, ayant des attributions comparables à celles des préfets dé France, avec le droit de traiter certaines questions; les principales questions seules furent dès lors envoyées au gouverneur général à Alger ou au ministre de la Guerre à Paris. Cette importante réforme permit de faire aboutir rapidement nombre d'affaires depuis longtemps en suspens. Le duc d'Aumale fit aussi décider par le Gouvernement que les maires, adjoints et conseils municipaux d'Algérie auraient les mêmes attributions qu'en France, mais avec la restriction que la nomination des conseillers municipaux serait faite par le Roi ou par le Gouverneur général. Il s'occupa beaucoup de la colonisation, en sauvegardant toujours les droits des Indigènes; il chercha à dédommager d'une manière équitable ceux qui avaient été expropriés; il détermina dans quelles conditions de nouveaux terrains pourraient être livrés aux colons, en cantonnant les Indigènes dans des zones convenablement choisies. Il chercha à développer l'instruction et proposa dans ce but au Ministre la création d'écoles arabes et françaises à Constantine, Bône et Tlemcen. II était ainsi occupé à tracer le plan d'une organisation plus logique lorsqu'éclata la Révolution de février 1848. Apprenant qu'il était remplacé dans les fonctions de gouverneur général par le général Cavaignac, il lui écrivit le 2 mars : "Fidèle à mes devoirs de citoyen et de soldat, j'étais resté à mon poste tant que j'avais pu croire ma présence utile au service du pays. Aujourd'hui elle pourrait devenir un embarras. Soumis à la volonté nationale, j'aurai quitté demain la terre française " Le lendemain 3 mars, il disait dans son ordre du jour à ses troupes : " En me séparant d'une armée modèle d'honneur et de courage, dans les rangs de laquelle j'ai passé les plus beaux jours de ma vie, je ne puis que lui souhaiter de nouveaux succès... Du fond de l'exil, mon cœur vous suivra partout où vous appellera la volonté nationale... Tous mes vœux seront toujours pour la gloire et le bonheur de la France. " Le duc d'Aumale s'embarqua le 5 mars avec les siens pour Gibraltar. La dignité et la simplicité avec lesquelles il accepta sa disgrâce ne peuvent qu'ajouter à l'éclat des actes militaires et administratifs qui avaient fait de lui, à 26 ans, un grand Africain.