CAHIERS DU CENTENAIRE DE L'ALGÉRIE - LIVRET 4 – LES GRANDS SOLDATS DE L'ALGÉRIE Site http://aj.garcia.free.fr CHAPITRE IV LES INDIGÈNES Mustapha ben Ismaël, Yusuf, Abd el Kader Les Indigènes, pour désigner par ce nom tous les descendants d'Arabes, de Kabyles et même de renégats chrétiens, plus ou moins mélangés entre eux, ont rendu de grands services à la France, de même que les Turcs, leurs anciens maîtres et les Koulouglis, fils de Turcs et de femmes indigènes. Certains d'entre eux, comme Mustapha ben Ismaël et Yusuf, sont devenus généraux dans l'armée française, tandis que d'autres ont garni les cadres inférieurs des régiments indigènes. Enfin, parmi ceux qui ont été longtemps adversaires déclarés de la France, le plus célèbre, Hadj Abd el Kader, est devenu son admirateur et son serviteur, après une défaite pleine de grandeur. Le général Mustapha ben Ismaël Mustapha ben Ismaël était l'un de ces grands chefs indigènes qui, du temps de là puissance turque, commandaient les tribus Maghzen, c'est-à-dire les tribus au service du gouvernement. Les Turcs, qui ne pouvaient, en raison de leur petit nombre, dominer toute la Régence par eux-mêmes, accordaient à ces tribus des avantages spéciaux, en échange de leur participation à la levée des impôts, aux expéditions et à la police générale. Déjà âgé d'une soixantaine d'années en 1830, Mustapha ben Ismaël était l'agha des Douairs et des Smela, qui constituaient le Maghzen d'Oran. Toute sa vie s'était passée en chevauchées et en luttes, dans lesquelles son courage, sa vigueur physique et son ascendant sur ses cavaliers lui avaient acquis un prestige incomparable. Lorsqu'au mois d'août 1830, les troupes françaises vinrent occuper Oran, il essaya, avec les grands du Maghzen, d'entrer en relations avec leurs chefs; mais les Français, à cette époque, ignorant profondément l'organisation de la Régence et le rôle de ses divers organes, les repoussèrent comme ayant eu des contacts avec leurs ennemis les Turcs. Le général Walsin-Esterhazy, qui par la suite eut l'occasion de bien connaître Mustapha ben Ismaël, et qui lui succéda à la tête du Maghzen d'Oran, a écrit plus tard : " Que de choses n'avait-il pas à nous apprendre, si nous eussions daigné alors écouter son avis; que de fautes n'eût-il pas épargnées à notre inexpérience, ce vieillard blanchi dans la pratique d'une guerre que nous connaissions à peine, et dans l'exercice d'un commandement qui nous était alors complètement étranger; lui, qui avait occupé si longtemps les hautes fonctions d'agha, dans ces temps de décadence de la puissance turque, où il avait eu souvent à déployer, contre les tribus révoltées, toute l'énergie militaire que nous lui avons connue depuis! " Le Sultan du Maroc, profitant de la confusion qu'occasionnait dans les tribus la venue des Français, essaya de mettre la main sur l'Ouest de la province d'Oran. Mustapha ben Ismaël, ayant fini par se rallier à son représentant, fut néanmoins arrêté traîtreusement et envoyé en captivité à Fez. Le Sultan, désapprouvant pareille conduite, eut l'adresse de traiter Mustapha et ses compagnons avec beaucoup d'égards, et s'en fit ainsi un allié. C'est alors que, en 1832, le jeune Abd el Kader fut proclamé Sultan par les tribus des environs de Mascara. Mustapha consentit à le laisser reconnaître par les Douairs et Smela, mais sans vouloir aller lui-même lui rendre hommage. Il ne pouvait y avoir que sourde hostilité entre les partisans du jeune homme pieux élevé au pouvoir au nom de la religion, et les cavaliers du vieil agha qui avait été le seigneur du pays au nom des Turcs. Aussi, après quelque temps de collaboration indirecte, Mustapha décida d'émigrer au Maroc avec ses tribus; ayant rencontré Abd el Kader et ses partisans dans les environs de Tlemcen, il fonça sur eux, et les défit si complètement qu'il s'empara des tentes, des drapeaux, de la musique, des bagages de l'Émir el Moumenin (Commandeur des Croyants), et que ce dernier faillit lui-même être pris. Mustapha crut que l'occasion était bonne pour s'entendre avec les Français d'Oran, qui avaient jusque là accueilli ses avances avec froideur. Mais le général Desmichels, qui avait signé un traité avec Abd el Kader, mit les émissaires de l'agha en prison, et envoya à l'Émir 400 fusils et de la poudre! Mustapha ben Ismaël constata, d'autre part, que le Sultan du Maroc, sensible au prestige religieux de l'Émir, ne manifestait plus à son égard la même sympathie. Vers qui pouvait-il dés lors se tourner ? Après un nouveau combat avec Abd el Kader, dans lequel il fut vaincu, il tenta une entrevue avec lui; mais il ne put se résoudre à s'humilier devant ce jeune homme de sainte éducation, et déclara qu'il préférait vivre avec les Turcs, qu'il avait toujours servis. Il alla, suivi de 50 ou 60 familles des Douairs et Smela, s'enfermer dansle Mechouar de Tlemcen avec les Koulouglis. Abd el Kader donna aux Douairs et Smela un autre agha et leur interdit toute communication avec les Chrétiens d'Oran. Des infractions à cette interdiction ayant été commises, Abd el Kader voulut sévir; mais les tribus se soulevèrent contré lui, et, à l'exception d'un petit groupe, se placèrent sous la protection, du général Trézel, successeur de Desmichels à Oran. Le Maghzen se trouvait en quelque sotte reconstitué au profit des Français, et participa à l'expédition du maréchal Clauzel sur Mascara par un contingent de 500 cavaliers et de 800 chameaux de transport. Lorsque Mustapha ben Ismaël fut enfin délivré, par l'expédition de Clauzel sur Tlemcen, du siège qu'il subissait dans le Mechouar, il dit au Maréchal : " En te voyant, j'oublie mes malheurs passés, je me confié à ta réputation. Nous nous remettons à toi, moi et les miens, et tout ce que nous avons; tu seras content de nous. " Il tint parole, car il reprit dès lors la lutte contre Abd el Kader, éclairant et couvrant les colonnes françaises à la tête de ses cavaliers Douairs et Smela. En avril 1836, il accompagna le général d'Arlanges, qui avait reçu ordre du maréchal Clauzel d'aller d'Oran à la Tafna, et d'assurer la liaison de Rachgoun à Tlemcen; il lui donna les conseils que lui dictait son expérience, mais il ne put l'empêcher d'aller se heurter dans les montagnes aux masses kabyles animées par Abd el Kader, et de se faire acculer à la mer au camp de la Tafna. Il se conduisit admirablement au cours de ces journées, où tombèrent nombre de ses cavaliers. Bugeaud étant arrivé avec des renforts, Mustapha prit une part brillante au combat de la Sikkak où Abd el Kader fut battu; il y fut grièvement blessé d'une balle à la main. En concluant l'année suivante avec Abd el Kader le traité de la Tafna, Bugeaud eut la faiblesse d'abandonner à l'Émir non seulement le Mechouar de Tlemcen, où avaient tenu si longtemps Mustapha ben Ismaël et les Koulouglis, mais le territoire même des Douairs et Smela, la plaine de Mleta ; il reconnaissait d'ailleurs formellement le pouvoir de l'ennemi de la France. Mustapha, en recevant connaissance de ce traité, n'éleva pas de protestation; il se borna à dire : " Vous savez mieux que moi ce qui vous convient, mais j'estime que vous commettez une faute que vous ne tarderez pas à regretter. " Les événements ne devaient que trop justifier cette appréciation, puisqu'Abd el Kader, après avoir organisé ses forces, reprit les hostilités en novembre 1839. L'attitude prise, dans la province d'Oran, contre le représentant d'Abd el Kader, Bou Hamedi, était défensive, lorsque l'arrivée du général de La Moricière dans la province, puis de Bugeaud comme gouverneur en mai 1841, modifièrent le caractère de la lutte. Le vieil agha, qui avait reçu le grade de général français, prit part dés lors, avec ses cavaliers, aux expéditions de la colonne de La Moricière, jouant en bien des circonstances un rôle important. Il accompagna cette division, à la tête d'un goum de 600 cavaliers, à l'expédition de Bugeaud en mai 1841 contre Tagdempt et Mascara. C'est avec La Moricière aussi que, en juillet 1842, il atteignit, en poursuivant Abd el Kader vers le sud, le village de Goudjilah, vrai nid d'aigle où l'Émir avait porté les approvisionnements qu'il avait pu sauver de Tagdempt Dans cette circonstance, le général Mustapha manifesta la joie la plus sincère : monté au point le plus élevé de la montagne, d'où il découvrait au nord le Tell, et au sud à perte de vue les plateaux mamelonnés allant vers le Sahara, il s'écria : " Fils de Mahi ed Dine (Abd el Kader), ce pays ne peut pas être destiné à appartenir à un marabout (personnage religieux) comme toi, à un homme de Zaouïa (école religieuse). Enlevé par la conquête à ceux que j'avais servis toute ma vie, c'est à la nation qui a su leur arracher qu'il revient, et non pas à toi, qui n'avais fait que le voler. J'ai aidé de toutes mes forces les Français à reprendre leur bien, parce que moi, soldat, je ne pouvais obéir qu'à des soldats. je les ai conduits jusqu'aux portes du Sahara. Je puis maintenant mourir tranquille. Justice complète sera bientôt faite de ta ridicule ambition. " L'année suivante, en 1843, le général Mustapha était en colonne avec La Moricière vers Tiaret, lorsque, le 19 mai, il apprit par un nègre fugitif la prise de la Smala par le duc d'Aumale, et la présence à quelques dizaines de kilomètres d'une nombreuse émigration qui fuyait le désastre. Il monta à cheval avec son goum et la cavalerie régulière, atteignit les fuyards, et s'empara de nombreux prisonniers, de troupeaux, de chameaux et de bagages. Voulant revenir à Oran avec ses prises, le général Mustapha se sépara de La Moricière pour traverser seul avec ses cavaliers le territoire des Flitta. Attaqué par une cinquantaine de piétons, dans un défilé boisé où ses chevaux et mulets surchargés de butin encombraient le passage, il s'élança pour rétablir l'ordre; mais il fut frappé d'une balle qui l'étendit mort, ce que voyant, ses cavaliers atterrés se débandèrent. Ses agresseurs apprirent, par la mutilation que lui avait faite à la main droite la balle reçue à la Sikkak, qu'ils avaient tué Mustapha ben Ismaël. Sa tête et sa main furent portées à Abd El Kader, qui, voulant affecter quelque générosité vis-à-vis de son ennemi disparu, fit ensevelir ces sinistres trophées au lieu de les exposer, suivant la coutume d'alors. Mustapha ben Ismaël tombait, à près de 80 ans, laissant une impression profonde à tous ceux, Français et Indigènes, qui l'avaient connu. Cet homme d'épée, ce soldat magnifique au combat, avait su se faire apprécier aussi par son esprit d'équité, au point d'avoir mérité, sous le règne des Turcs, le surnom de Mustapha-el-Haq (Mustapha la justice). C'était un homme d'une absolue loyauté, sur qui le général Walsin-Esteihazy écrivait : "Il avait donné sa parole à la France, et jamais, dans les circonstances qu'il eut à traverser avec nous, malgré les dégoûts dont il fut parfois abreuvé, son expérience des hommes et des choses du pays, son dévouement dans les combats, sa coopération dans les conseils, ne nous firent défaut toutes les fois qu'on voulut bien les invoquer. Les hommes de la trempe et du caractère de Mustapha ben Ismaël sont trop rares, et de semblables types, même dans les grandes luttes de notre histoire, sont trop peu communs, pour qu'il ne convienne pas de chercher à appeler l'attention sur cette grande figure de nos petits démêlés africains. " Il fut regretté par toute l'armée française. Sa mort impressionna profondément les Indigènes. Ses cavaliers n'osèrent pas, pendant plusieurs semaines, reparaître dans leurs douars, craignant la réprobation de leurs femmes pour leur conduite dans la funeste journée. Une poésie, qui reflétait bien les sentiments indigènes, fut chantée dans toute la province d'Oran; elle célébrait les vertus du héros disparu : "Lorsqu'il s'élançait à la tête des goums, sur un coursier impétueux, l'animant des rênes et de la voix, les guerriers le suivaient en foule. Pleurons le plus intrépide des hommes, celui que nous avons vu si beau sous le harnais de guerre, faisant piaffer les coursiers chamarrés d'or. Pleurons celui qui fut la gloire des cavaliers... " Souvenez-vous du jour où il fut appelé à Fez par ordre du chérif : comme il brilla parmi les grands de la cour, plus grand par ses belles actions que tous ceux qui l'entouraient. On reconnut en lui le sang de ses nobles ancêtres, et, pour le lui témoigner, le chérif le combla d'honneurs... " Qu'il était beau dans l'ivresse du triomphe, lorsque, sur le noir coursier du Soudan, à la selle étincelante de dorures, il apparaissait comme le génie de la guerre sur le dragon des combats!... Dieu est témoin que Mustapha ben Ismaël fut fidèle ` sa parole jusqu'à la mort, et qu'il ne cessa jamais d'être le modèle des cavaliers. " Le général Mustapha est le type indigène de " l'homme de poudre " le plus noble et le plus chevaleresque qu'on puisse citer, et, comme le dit le poète qui célébrait sa gloire, il fut "fidèle jusqu'à la mort à sa parole ", qu'il avait donnée à la France. Le général Yusuf Le général Yusuf a eu une existence extraordinaire, qui n'aurait pas besoin, pour intéresser le lecteur aimant les vies romanesques, d'être déformée par des aventures issues de l'imagination de l'auteur ou par des dialogues créés par sa fantaisie. Né en 1808 à l'île d'Elbe, qui était française depuis 1802, il fut pris en 1815 par un corsaire tunisien, sur un bateau qui l'emmenait à Livourne pour y faire ses études. Ses qualités physiques et intellectuelles le firent choisir pour entrer dans la garde du Bey, et il reçut à cet effet les leçons spéciales comportant la pratique du cheval et des armes ainsi que l'étude du Coran. Il eut alors l'occasion d'être le compagnon de jeux d'une fille du bey, la princesse Kaboura. sut plaire à l'enfant, si bien que plus tard, quand elle eût grandi et qu'il lût devenu mameluk, une intrigue se noua entre eux. Comme, au début de 1830, il manifestait son enthousiasme pour le parti français qui s'était formé à Tunis, ses ennemis dévoilèrent cette intrigue, et il eût été assassiné s'il n'avait été prévenu par la princesse; aidé par les fils du consul de France, de Lesseps, il put fuir sur un bateau français. Débarqué à Sidi Ferruch le 16 juin 1830, deux jours après le gros de l'armée expéditionnaire, il fut attaché par Bourmont comme interprète à son état-major. Nommé khalifa (adjoint) de l'agha des Arabes, il vendit pour une trentaine de mille francs les pierres précieuses des armes qu'il avait apportées de Tunis, équipa avec cet argent quelques cavaliers indigènes et fit avec eux des razzias fructueuses. Dans l'expédition de Clauzel sur Médéa, Yusuf se conduisit admirablement; il tua un chef turc qui l'avait blessé et lui prit son cheval, et se fit remarquer dans tous les combats. Clauzel, qui venait de créer un escadron de chasseurs algériens, y fit engager Yusuf et l'y nomma, le 2 décembre 1830, capitaine indigène à titre provisoire, grade qui fut confirmé quelques mois plus tard. Dès lors, dans toutes les expéditions, Yusuf se montra si plein d'audace, d'initiative et d'endurance, qu'il devint rapidement légendaire dans l'armée d'Afrique. Lorsqu'il rentrait dans les camps avec ses cavaliers, " ses enfants " comme il les appelait, il était acclamé par les troupes françaises. Sa réputation le fit désigner au début de 1832 pour aller occuper, avec le capitaine d'Armandy, la Kasba de Bône ; il y risqua sa vie dans des conditions qui lui valurent une véritable célébrité, par son sang-froid et son énergie dans des circonstances tragiques, au point que le maréchal Soult qualifia cet exploit, dans un discours à la Chambre, de " plus beau fait d'armes du siècle ". Chargé ensuite de petites opérations autour de Bône, il y accomplit maintes prouesses qui lui valurent quatre citations à l'ordre de l'armée, la croix d'officier de la légion d'honneur et le grade de chef d'escadron du 3ème Chasseurs d'Afrique. Lorsqu'en 1835 Clauzel fit l'expédition de Mascara, il appela Yusuf à son état-major, et fut séduit aussitôt par ses qualités : " Yusuf, écrivit-il au Ministre, est un homme des plus intrépides et des plus intelligents que je connaisse. Il est venu me joindre près de Mascara, après avoir traversé trente- cinq lieues de pays au milieu des Arabes qui nous suivaient pour nous combattre. " Clauzel l'emmena avec lui à l'expédition de Tlemcen, et lui donna une nouvelle occasion de s'illustrer le 15 janvier 1836, à l'attaque du camp d'Abd El Kader. Yusuf, à la tête d'une cinquantaine de cavaliers Douairs et Smela, chargea les cavaliers ennemis avec une fougue incroyable. Monté sur un excellent cheval, il s'attacha à la poursuite a Abd El Kader et crut à plusieurs reprises qu'il allait l'atteindre. Cette course effrénée dura 25 kilomètres ! Yusuf se trouvait seul en avant de tous les siens, grâce à la vitesse de son cheval. En vain l'Émir criait-il à ses gens: "Lâches, retournez-vous et voyez : il n'y a qu'un homme qui vous poursuive. " La frayeur l'emportait sur la voix du chef, et la fuite continuait. Le cheval d'Abd el Kader était meilleur encore que celui de Yusuf et le mit finalement hors d'atteinte. Les succès remportés par Clauzel dans la province d'Oran lui permettant de penser à l'expédition de Constantine, c'est Yusuf qu'il considéra comme l'homme capable de l'aider puissamment dans cette tâche. A cet effet, il le nomma, dés le mois de janvier 1836, bey de Constantine, comptant sur l'habileté du jeune chef d'escadrons, qui connaissait si bien le caractère indigène, pour aplanir nombre de difficultés et lui ouvrir la voie. Yusuf avait à sa disposition les spahis réguliers et auxiliaires, était autorisé à lever un corps de 1.000 Turcs ou Arabes; il devait, pour préparer les voies, gagner progressivement à sa cause les tribus entre Bône et Constantine. C'était une excellente méthode, qui depuis lors a fait ses preuves. Dès le mois d'avril 1836, Yusuf s'établit au camp de Dréan, recevant comme nouveau bey la soumission de nombreuses tribus, et allant châtier celles qui ne reconnaissaient pas son autorité. Il commandait en chef indigène, à la manière d'Abd el Kader, faisant trancher la tête après un jugement sommaire à son secrétaire convaincu de trahison, razziant sans pitié les agglomérations qui lui restaient hostiles. Clauzel était en France, cherchant à obtenir des renforts qui lui furent refusés; parti trop tard en novembre, il arriva cependant sans combat devant Constantine, grâce à l'habile préparation politique de Yusuf, qui le précédait à l'avant-garde avec ses Turcs et ses Indigènes; mais il fut vaincu par le mauvais temps et l'insuffisance des munitions. Yusuf porta en partie le poids et cet échec, et fut accusé d'ambition, de cupidité et de cruauté. Il reprit cependant ses fonctions de bey au camp de Dréan, avec la même mission, car Clauzel comptait bien renouveler l'expédition. La nomination de Damrémont comme gouverneur militaire modifia sa situation, et le fit revenir comme chef d'escadron aux spahis réguliers de Bône. Yusuf, plein d'amertume, fit un voyage en France; mais il eut vite constaté que les calomnies n'avaient en rien diminué son prestige; fêté partout, il fut même nommé lieutenant- colonel avant de revenir en Algérie, en février 1838, prendre le commandement des spahis réguliers d'Oran. Quoique Musulman, Yusuf tenait à reprendre la nationalité française, dans laquelle il était né, et il reçut cette qualité en 1839, tout en restant dans les cadres de l'armée au titre indigène. Apprécié par Bugeaud comme par ses chefs précédents, il fut proposé pour colonel par cet illustre général en avril 1842, dans des termes qui le dépeignent mieux encore que ses nombreuses citations à l'ordre : "L'éloge du lieutenant-colonel Yusuf, écrivait Bugeaud au Ministre, est dans toutes les bouches. Il n'est pas un officier, pas un soldat de la province d'Oran qui ne l'admire! Jamais on n'a montré plus d'élan, plus d'activité dans l'esprit et dans le corps... Yusuf est un officier de cavalerie légère comme on en trouve bien peu. Aussi désirai-je vivement qu'il soit fait colonel, commandant tous les spahis d'Algérie. Il saura donner à tous les habitudes, l'esprit et l'élan guerriers qui ont si fort distingué les escadrons de Mascara, auxquels on doit une grande partie des succès obtenus. " Cette proposition valut presque aussitôt à Yusuf le grade de colonel et le commandement dés spahis d'Algérie. On comprend l'autorité que ce chef à la belle prestance, au passé chargé de gloire, avait sur les Indigènes, si admirateurs des qualités physiques et de la bravoure personnelle. Yusuf ne devait pas néanmoins se confiner dans la direction générale des vingt escadrons placés sous ses ordres. C'est à cheval, entraînant sa troupe à la poursuite d'Abd el Kader ou de ses partisans, que ce soldat se sentait à sa place. Dans l'expédition du duc d'Aumale contré la Smala, Yusuf, toujours à l'avant garde avec ses spahis, éclairait la colonne; s'apercevant que sa marche était signalée par des indigènes qui allumaient des feux, il décida de faire un exemple, parvint à en surprendre quelques-uns et les fit exécuter sur le champ. Le procédé était cruel, mais produisit son effet; les signaux lumineux cessèrent, ce qui permit de surprendre la Smala. Lorsque, le 16 mai 1843, les auxiliaires indigènes aperçurent les premiers l'immense agglomération que formait la Smala, une sorte de conseil se tint autour du duc d'Aumale ; le colonel Yusuf avait avec lui trois escadrons de spahis et les trois escadrons de chasseurs d'Afrique du lieutenant-colonel Morris : "Eh bien! messieurs, en avant! ", conclut le duc d'Aumale. Bientôt les spahis au burnous rouge partirent au galop. La surprise fut telle que les femmes, les prenant pour des cavaliers réguliers de l'Émir, poussèrent des you-yous afin de célébrer leur retour. Cette joie se transforma en stupeur lorsque les premiers coups de feu éclatèrent; un cri lugubre se propagea ; "Er Roumi, er Roumi! " Yusuf avec ses spahis se précipita sur le douar d'Abd el Kader, tandis que le duc d'Aumale avec l'intrépide Morris abordait la Smala de flanc. La panique saisit la foule indigène et provoqua un sauve-qui-peut général, si bien que les troupes françaises s'emparèrent de milliers de prisonniers et d'un immense butin, en n'éprouvant que fort peu de pertes. Yusuf fit dresser pendant la nuit, devant la tente du duc d'Aumale, la tente d'Abd el Kader, et la fit entourer des drapeaux, des armes et des plus beaux trophées enlevés à l'ennemi, pour donner au jeune prince un joyeux réveil. Il fut cité, dans le rapport rédigé par le duc d'Aumale, pour "son brillant courage et son intelligence militaire. " Le duc d'Aumale étant parti pour la France, Yusuf exécuta avec un plein succès diverses opérations contre les tribus de la province d'Alger. Mais c'est surtout en 1844, lors de la campagne contre le Maroc, qu'il trouva de nouvelles occasions de donner sa mesure. A la bataille de l'Isly, il commanda le premier échelon de la charge de cavalerie, formé de six escadrons de spahis, et, malgré le feu de onze pièces de canon marocaines, aborda le camp du fils du Sultan, sabra les servants et s'empara des pièces. Entré dans cet immense camp, il fut arrêté un moment par des cavaliers et des fantassins lui opposant une farouche défense individuelle; mais, grâce à l'approche de trois escadrons de chasseurs, il put repartir de l'avant; il poursuivit lés Marocains en retraite jusqu'à plusieurs kilomètres du camp. Les quatre officiers tués dans cette journée étaient quatre officiers de spahis. Yusuf mérita, à cette occasion, sa dix-septième citation! Un événement romanesque devait encore une fois se produire dans sa vie; étant allé en France accompagné du maréchal des logis Weyer, son secrétaire, il s'éprit de la sœur du jeune sous- officier, la demanda en mariage, renonça à la religion musulmane et l'épousa. Revenu avec sa femme en Algérie, il reçut en juillet 1845 le grade de maréchal de camp à titre indigène et le commandement d'une brigade de vingt escadrons de spahis, en trois régiments. C'est dans la période qui s'ouvre en septembre 1845, par le fameux combat de Sidi Brahim, et qui marque l'effort suprême d'Abd el Kader, que Yusuf allait se surpasser. Chargé par Bugeaud du commandement de colonnes mobiles successives, il poursuivit, avec une inlassable activité, Abd el Kader et les tribus qui avaient pris son parti. Il eut l'occasion à cette époque de démontrer souvent l'excellence de ses principes de guerre africaine, si différents de ceux de la guerre européenne. En décembre 1845, Abd el Kader fuyait devant lui en deux colonnes, l'une formée de ses cavaliers, l'autre de ses bagages et troupeaux; ce fut non la première, mais la seconde qu'il poursuivit, certain d'obliger ainsi son adversaire à venir défendre son bien. Le combat eut lieu à l'oued Temda : Abd el Kader eut son cheval tué sous lui, s'échappa à grand'peine grâce au dévouement des siens, et laissa entre les mains de Yusuf ses morts, ses blessés et ses bagages. La cavalerie de Yusuf, rentrée à Alger exténuée par trois mois de dure campagne dans des pays difficiles, repartit à la fin de février 1846, mais pour le Sud, c'est-à-dire pour des régions plus favorables à son action. Le 12 mars, Yusuf découvrit les traces d'Abd el Kader; alors ce fut une poursuite sans répit, qui dura pendant plus de 20 kilomètres, dans la région de Bou Saada, et qui fit tomber entre ses mains plusieurs drapeaux, des prisonniers, des tentes et un convoi de 800 mulets. Abd el Kader serré de près à plusieurs reprises avec 14 de ses cavaliers, par plusieurs officiers français qui avaient de bons chevaux, dut encore une fois son salut à la qualité supérieure de son cheval. Si Yusuf épuisait ses chevaux, il pouvait les remplacer, tandis que l'Émir ne pouvait pas : Bugeaud écrivait le 31 mai à Léon Roches que les éclaireurs de Yusuf avaient suivi Abd el Kader en fuite vers le sud-ouest et qu'ils l'avaient vu réduit à " environ 150 cavaliers, éparpillés sur la route, les uns démontés, les autres traînant leurs chevaux par la figure, d'autres montés sur des haridelles maigres et blessées. " Yusuf avait conquis l'estime et l'affection de Bugeaud, qui le considérait comme un magnifique cavalier, et l'appelait le " Murat de l'armée ". Après le départ pour la France de l'illustre Maréchal, il n'eut plus guère l'occasion de chevauchées, car Abd el Kader s'était réfugié au Maroc et fut bientôt amené à se rendre : l'ère glorieuse était close. Nommé inspecteur général permanent de la cavalerie indigène, il eût voulu, par-dessus tout, être admis dans le cadre des généraux français; malgré ses efforts et ceux de ses amis et malgré l'appui de Bugeaud lui-même, il ne pouvait y parvenir. Le livre qu'il publia en 1851 " De la guerre en Afrique " témoigne du moins de son activité dans un nouveau domaine. Les principes qu'il y exposait ont servi de bases aux règlements spéciaux si nécessaires à l'armée d'Afrique. Aux conseils militaires pratiques, il ajoutait des pages d'une portée plus haute, celles par exemple où il indiquait le rôle de l'officier des bureaux arabes : "La France veut coloniser, écrivait-il; elle appelle de ses vœux le moment où la charrue pourra entrouvrir ce nouveau sol, où les baïonnettes ne seront plus que protectrices, et où le colon n'aura plus à craindre de voir surgir un ennemi derrière chaque buisson. Dès ce jour (puisse-t- il bientôt luire), l'officier des bureaux arabes verra encore s'agrandir sa mission : il sera plus que jamais l'homme nécessaire, le trait d'union indispensable; pendant de longues années, il sera appelé, sur les zones de l'intérieur, à diriger, surveiller, protéger la colonisation qui aura franchi le Sahel, et se sera aventurée presque jusqu'au désert. " Enfin Yusuf obtint en décembre 1851 la récompense qu'il souhaitait ardemment, l'admission dans le cadre des généraux français; le Président de la République, Louis-Napoléon, lui écrivit à ce sujet : " Il était juste que la France adoptât celui qui, depuis de longues années, la défend en Algérie avec tant de courage et de dévouement. " Nommé au commandement de la subdivision de Médéa, Yusuf mena en 1852 une colonne contre Laghouat ; il eut bien voulu attaquer seul, mais il n'avait que l.500 hommes, et dut se résigner à attendre la colonne du général Pélissier, venant de la province d'Oran. Pélissier fit enlever brillamment l'oasis, mais n'oublia pas de citer Yusuf, qui fut fait grand officier de la Légion d'honneur. Après un court séjour en 1854 en Crimée, où il organisa un corps de 3.000 " bachi-bouzouks ", qui fut largement diminué par le choléra dans la Dobrudja, puis licencié, Yusuf revint en Algérie. Il fut promu général de division, et dirigea, d'après les ordres du général Randon, des colonnes qui participèrent de la façon la plus efficace, en 1856 et 1857, à la soumission définitive de la Kabylie. En 1859, à l'expédition conduite par le général de Martimprey contre la tribu marocaine des Beni- Snassen, il montra, pendant l'épidémie de choléra qui décima ses troupes, une humanité, un courage et une abnégation admirables. Il fut nommé en 1860 grand'croix de la légion d'honneur par Napoléon III. La grande expérience que Yusuf avait du Sahara et des Indigènes lui permit de rendre, pendant l'insurrection de 1864, des services importants dans le Sud des provinces d'Alger et d'Oran. Cependant, le maréchal de Mac-Mahon, nommé gouverneur général de l'Algérie, lui déclara au début de 1865 qu' " avec de nouveaux systèmes, il fallait des hommes nouveaux ". Yusuf demanda la division de Montpellier, mais il tomba gravement malade et alla mourir à Cannes le 16 mars 1866. Dans son agonie, ce merveilleux soldat se revoyait au milieu de ses compagnons des charges d'autrefois, à un moment il se leva sur son séant, étendit les mains en avant comme s'il tenait les rênes de son cheval, et demanda en arabe : " Agha Sliman, qui est autour de moi ? " Dernière évocation de toute une vie héroïque au service de la France. Yusuf est le seul chef qui ait participé de bout en bout à la conquête de l'Algérie, depuis le débarquement à Sidi Ferruch en juin 1830, jusqu'à la soumission de la Kabylie en 1857, sans parler de l'expédition du Maroc et de l'insurrection de 1864. Il a été comblé de gloire et d'honneurs. Cependant il s'est attiré de nombreuses inimitiés, dues autant à des jalousies inévitables qu'à l'incompréhension de sa mentalité. Yusuf, quoique redevenu Français, conserva toujours le caractère et la tournure d'esprit d'un Musulman de l'Afrique du Nord. Ses jugements sommaires, après lesquels il faisait trancher des têtes, ses procédés d'administration, n'ayant souvent rien de commun avec ceux de la bureaucratie officielle, l'ont fait critiquer beaucoup plus qu'il n'eût convenu. Pour juger un homme, il faut se représenter les conditions et le milieu dans lequel il agit. Il vécut à l'époque héroïque de la conquête, qui ne ressembla en rien à la période suivante : superbe cavalier, habile sabreur, vigoureux entraîneur d'hommes, il était fait pour les chevauchées téméraires, les mêlées ardentes et les entreprises audacieuses. Il était adoré des troupes indigènes, et longtemps encore, dans les villages et dans les douars d'Algérie, les descendants des spahis qu'il a si brillamment commandés raconteront des épisodes du temps où leur aïeul servait avec Yusuf. L’émir Abd el Kader Abd el Kader a été un grand soldat, mais c'est la France qu'il a combattue, et sa place ne paraît pas, au premier abord, marquée parmi ceux-là même dont il a été le principal adversaire. Cependant, à l'examen de sa vie, on s'aperçoit que, s'il a lutté de toutes ses forces contre les Français de 1832 à 1847, pendant 16 ans, il a appris à les connaître et à les aimer au cours de sa captivité, de 1848 à 1852, pendant 4 ans, et qu'ensuite, depuis sa libération jusqu'à sa mort en 1883, c'est- à-dire pendant 31 ans, il a constamment pensé à rapprocher Français et Indigènes, et il a montré une fidélité dévouée à son pays d'adoption. Son évolution a été incomprise et souvent même ignorée, aussi bien par les Français que par les Indigènes, alors qu'elle est le symbole frappant de l'évolution que les Musulmans de l'Afrique du Nord subissent progressivement (1). Si Abd el Kader a été l'ennemi de la France au début de sa vie, ce fut en raison de son éducation religieuse étroite, basée sur une interprétation erronée du Coran. L'Islam fournit pour lui, comme pour presque tous les Musulmans, l'explication des actes de sa vie. Son père, Mahi ed Dine, était un saint homme qui jouissait d'une influence considérable dans la région de Mascara; il recevait à sa zaouïa (lieu de réunion, école) la visite d'autres marabouts et de pieux voyageurs, il discutait et enseignait le Coran. Il prêcha, dès avril 1832, la Guerre Sainte contre les Chrétiens, et attaqua en mai la ville d'Oran; mais, plus ambitieux pour son fils que pour lui-même, il parvint en novembre à faire nommer le jeune Abd el Kader " Sultan " par les tribus de la région. Pour étendre plus largement son autorité, Abd el Kader avait non seulement à s'opposer aux progrès des Français d'Oran, mais à combattre les Turcs de Tlemcen et de Mostaganem et ses grands rivaux indigènes, chefs de tribus. Il eut l'adresse d'amener le général Desmichels à signer avec lui, en 1834, un traité qui non seulement reconnaissait son pouvoir, mais aussi le titre qu'il s'était donné d'Emir el Moumenin (Commandeur des Croyants); il put ainsi étendre son influence jusqu'à Médéa et Miliana dans la province d'Alger; puis, lorsque Desmichels eût été rappelé, et que Trézel voulut s'opposer à ses empiètements, il lui infligea en juin 1835 une défaite à la Macta. Les expéditions de Clauzel contre Mascara et Tlemcen infligèrent à l'Émir deux grands échecs; mais Abd el Kader, même abandonné de tous, ne se décourageait pas; il lançait ses appels à la lutte contre les Infidèles, rappelant aux Musulmans les deux seules belles destinées à souhaiter pour eux : la victoire ou le martyre. Il bloqua la colonne du général d'Arlanges au camp de la Tafna ; mais il subit, lorsque Bugeaud intervint avec des renforts, une défaite complète à la Sikkak, en juillet 1836. L'Émir, comme toujours, restaura son prestige rapidement, et parvint à gêner considérablement le ravitaillement des troupes françaises par les tribus. Le Gouvernement de Louis-Philippe, qui voulait la paix dans l'Ouest algérien pour pouvoir faire l'expédition de Constantine, envoya de nouveau Bugeaud sur place, mais cette fois pour négocier. Le résultat de cette négociation fut déplorable : par le traité de la Tafna, l'Émir obtenait la reconnaissance de son autorité sur d'immenses territoires, y compris Tlemcen, défendue six ans par les Koulouglis, et la plaine de Mleta, propriété des Douairs; il triomphait davantage que s'il avait remporté d'éclatantes victoires. Ainsi affermi et grandi par la France, Abd el Kader put châtier les tribus qui refusaient de le reconnaître et organiser son Sultanat. Il créa des divisions administratives, réglementa les impôts, la justice, l'instruction, le commerce, constitua une armée régulière et tenta de nouer des relations à l'extérieur. Sa grande erreur fut d'essayer de créer en Algérie une nationalité musulmane qui était impossible à réaliser : le seul lien capable d'unir les agglomérations si disparates arabes ou kabyles était celui de la Guerre Sainte; ce lien rompu, le " Sultanat " devait fatalement se dissocier !... Ce fut Abd el Kader qui recommença les hostilités en novembre 1839, en prenant comme prétexte le passage de la colonne du duc d'Orléans par le défilé des Portes de Fer. Quoiqu'il ne disposât pas de tous les moyens qu'il eût souhaités, il n'avait rien à gagner en attendant : " J'ai voulu la guerre, a-t-il déclaré plus tard, parce qu'aux préparatifs faits par les Français, aux établissements créés par eux de tous côtés, j'avais parfaitement compris que la paix conclue n'était pas leur dernier mot. " Tandis que le maréchal Valée, quoique ayant occupé Médéa et Miliana en mai et juin 1840, resta en fait sur la défensive, Bugeaud, qui le remplaça en 1841, prit une vigoureuse offensive avec ses colonnes mobiles; il détruisit la nouvelle capitale de l'Émir, Tagdempt, et occupa l'ancienne, Mascara. En 1842, ce fut un véritable " jeu de barres " entre les lieutenants de Bugeaud et ceux d'Abd el Kader. Bugeaud, pour mieux enserrer son adversaire, fonda des postes constituant un véritable réseau entre les mailles duquel il devenait difficile de passer. Ce fut d'un des nouveaux postes créés, Boghar, que le duc d'Aumale s'élança avec Yusuf sur les traces de la Smala, et l'atteignit le 16 mai 1843, portant un rude coup à la puissance et au prestige de son adversaire. Néanmoins l'Émir continua à circuler en zigzags à travers les colonnes lancées à sa poursuite, restant insaisissable. Obligé enfin de s'enfuir au Maroc, il parut un moment hors de cause, surtout après la victoire de Bugeaud à l'Isly sur les Marocains. Grâce à l'insurrection algérienne de 1845, préparée et attisée par ses soins, il rentra en scène d'une façon sensationnelle, en anéantissant près de Sidi-Brahim la colonne du lieutenant- colonel de Montagnac ; mais, rejeté au Maroc par Bugeaud, i1 s'y trouva aux prises avec le Sultan inquiet de sa présence. Encerclé par les Marocains d'une part et par les colonnes françaises de l'autre, il se décida à se rendre à La Moricière le 23 décembre 1847. Alors commença la partie de l'existence d'Abd el Kader, trop ignorée, qui a fait de lui un Français. " L'ex-Émir ", suivant l'expression officielle, fut amené en France, au lieu d'être transporté en Orient comme il en avait reçu la promesse; malgré l'amertume qu'il ne cessa d'éprouver, pendant toute sa captivité, de ce manquement à la parole donnée, Abd el Kader put comprendre peu à peu, dans ses conversations quotidiennes avec le général Daumas, chargé de le garder, que les Chrétiens n'étaient pas des êtres méprisables et que leur religion n'était pas très éloignée de l'islamisme. Lorsqu'en octobre 1852, Louis-Napoléon Bonaparte, devenu le Prince-Président, vint annoncer à Abd el Kader, au château d'Amboise, qu'il le rendait à la liberté, il lui fit traduire un document où il lui disait : " Vous serez conduit à Brousse, et vous y recevrez du Gouvernement français un traitement digne de votre ancien rang... Votre religion comme la nôtre, apprend à se soumettre 'aux décrets de la Providence. Or, si la France est maîtresse de l'Algérie, c'est que Dieu l'a voulu, et la nation ne renoncera jamais à cette conquête. Vous avez été l'ennemi de la France, mais je n'en rends pas moins justice à votre courage, à votre caractère, à votre résignation dans le malheur; c'est pourquoi je tiens à honneur à faire cesser votre captivité, ayant pleine foi dans votre parole. " Abd el Kader eut l'occasion de définir plus tard sa reconnaissance en termes symboliques : "D'autres ont pu me terrasser, disait-il; d'autres ont pu m'enchaîner; mais Louis-Napoléon est le seul qui m'ait vaincu. " De ce jour en effet, Abd el Kader fut dévoué à la France, et il le fit avec une élévation et une délicatesse de sentiments révélées par bien des circonstances. Lorsqu'il vint à Paris, en octobre 1852, avant de partir pour l'Orient, voir Louis-Napoléon à Saint-Cloud, il dit à l'officier qui l'accompagnait : "Les journaux ont prétendu que lorsque le Sultan (Louis-Napoléon) est venu me rendre ma liberté, je lui ai fait des serments. Je ne l'ai pas voulu, à cause de lui, et à cause de moi. A cause de lui, parce que ç'eût été diminuer la grandeur de sa générosité, en laissant croire qu'il m'avait dicté des conditions; à cause de moi, parce qu'il me répugnait de passer pour un Juif qui rachèterait sa liberté moyennant un morceau de papier. Je veux, pour prouver que j'agis de ma pleine volonté, remettre entre les mains du Sultan un engagement écrit. " Dans cet engagement, qu'il remit, il avait écrit : " Je viens vous jurer, par les promesses et le pacte de Dieu, par les promesses de tous les prophètes et de tous les envoyés, que je ne ferai jamais rien de contraire à la foi que vous avez eue en moi... J'ai été témoin de la grandeur de votre pays, de la puissance de vos troupes, de l'immensité de vos richesses et de votre population, de la justice clé vos décisions, de la droiture de vos actes, de la régularité de vos affaires; tout cela m'a convaincu que personne ne vous vaincra, que personne autre que le Dieu tout-puissant ne pourra s'opposer à votre volonté. J'espère de votre générosité et de votre noble caractère que vous me maintiendrez près de votre cœur, alors que je serai éloigné, et que vous mettrez au nombre des personnes ce votre intimité, car si je ne les égale pas par l'utilité des services, je les égale par l'affection que je vous porte. " Lorsqu'Abd el Kader visita l'église de la Madeleine, il prit le bras du curé pour entrer dans le temple des Chrétiens; bien plus, il s'arrêta devant l'autel pour prier Dieu, donnant ainsi l'exemple de la tolérance. Aux Invalides, il dit au chirurgien : " Mon seul chagrin est que quelques-uns des braves qui se trouvent ici aient été blessés par les armes des miens. " Lorsque fut organisé, en novembre 1852, le plébiscite sur l'Empire, Abd el Kader faisait à Amboise ses derniers préparatifs de départ. Il écrivit au maire d'Amboise pour lui demander la permission de voter : "Nous devons, lui disait-il, nous considérer aujourd'hui comme Français, en raison de l'amitié et de l'affection qu'on nous témoigne. et des bons procédés qu'on a pour nous. " A la suite de cette lettre, il fut autorisé à déposer, ainsi que ses compagnons, des bulletins dans une urne spéciale. Or, par une coïncidence étrange, il y avait vingt ans, jour pour jour, qu'il avait été proclamé Sultan par les tribus! Ainsi, cet Indigène algérien qui, vingt ans auparavant, prêchait la Guerre Sainte et aimait à se faire appeler " coupeur de têtes de Chrétiens pour l'amour de Dieu ", déclarait qu'il devait "se considérer comme Français ", et demandait à prendre part à un vote national. Bien plus, en quittant Amboise, il faisait don d'un magnifique lustre à l'église paroissiale... Quelle étape parcourue vers le patriotisme français et la tolérance religieuse, grâce à un contact prolongé avec la France. De cette transformation d'Abd el Kader, conclure qu'un séjour en France doit faciliter l'évolution de tous les Indigènes algériens serait une grande erreur. Abd el Kader, étant prisonnier, resta en France dans son milieu, entouré des siens, et n'eut connaissance des mœurs et des institutions du pays que progressivement, par l'intermédiaire du général Daumas, puis du commandant Boissonnet. Il discuta quotidiennement, pendant plusieurs années, avec ces officiers, qui parlaient sa langue et qui connaissaient la mentalité des Musulmans algériens. Des hommes appartenant à l'élite indigène peuvent de la sorte, s'ils sont bien guidés, tirer d'un séjour en France grand profit pour eux et pour leur pays. Mais des hommes manquant d'une préparation suffisante et livrés à eux-mêmes, ne peuvent, par ce séjour, que perdre leurs qualités natives et subir de funestes déformations morales Abd el Kader lui-même a exprimé en une formule imagée les effets différents que l'instruction peut produire suivant qu'elle s'adresse à un cerveau préparé ou non " La science peut être comparée à la pluie du ciel; quand une goutte tombe dans une huître entr'ouverte, elle produit la perle; quand elle tombe dans la bouche de la vipère, elle produit le poison. " Cette vérité s'applique à tous les pays et à toutes les races. La promesse de fidélité à la France qu'Abd el Kader avait faite, il la tint jusqu'à la fin de sa vie. En 1860, alors qu'il était à Damas, il prévint le Consul de France de l'agitation antichrétienne qui se manifestait; puis, l'émeute ayant éclaté, il appela à lui les Algériens, ses anciens fidèles de la Guerre Sainte, qui étaient venus nombreux le retrouver, et porta secours avec eux au Consul et à ceux que la populace poursuivait de sa haine. Il fit venir le Consul dans sa propre maison, y arbora 1e drapeau tricolore, et y recueillit les Chrétiens de toute nationalité qu'il put sauver. Accompagné de 300 Algériens et de deux de ses fils, il parcourait le quartier où grondait l'émeute en s'écriant " Oh! les Chrétiens! oh! les infortunés, écoutez, venez à moi! Je suis Abd el Kader, fils de Mahi ed Dine, le Moghrebin. Ayez confiance en moi, et je vous protégerai... " A cet appel, beaucoup de malheureux sortirent de leurs cachettes et vinrent à lui. Il sauva plus de 300 personnes au Consulat de Grèce, ainsi que tout le personnel de l'institution des Sœurs de Charité, 6 prêtres, 11 sœurs et 400 enfants, et les ramena chez lui, où se trouvaient déjà les divers consuls. Les émeutiers s'étant réunis le lendemain devant sa maison, il les harangua en leur prêchant la tolérance d'après des versets du Coran; puis, les arguments religieux restant sans effet, il leur déclara que s'ils osaient s'attaquer à ses protégés, il leur montrerait comment Abd el Kader et ses soldats savaient combattre. Il fit enfin publier, lorsque le calme fut un peu revenu, qu'il paierait 50 piastres pour chaque chrétien qui lui serait amené. Il put ainsi sauver plus de 12.000 chrétiens. Abd el Kader reçut le grand cordon de la Légion d'honneur, et vit la pension qu'il recevait de la France portée à 150.000 francs; il fit un voyage en France en 1865. Pendant la guerre de 1870-1871, apprenant que des Indigènes algériens se servaient de son nom pour tenter des soulèvements en Algérie, il leur écrivit pour les engager à se soumettre; il écrivit en même temps au Gouvernement de la Défense Nationale : "Quand un grand nombre de nos frères (que Dieu les protège) sont dans vos rangs pour repousser l'ennemi envahisseur, et quand vous travaillez à rendre les Arabes des tribus libres comme les Français eux-mêmes, nous venons vous dire que ces tentatives insensées, quels qu'en soient les auteurs, sont faites contre la justice, contre la volonté de Dieu et la mienne; nous prions le ToutPuissant de punir les traîtres et de confondre les ennemis de la France " La défaite de la France l'affecta profondément. Des voyageurs étrangers reçus chez. lui s'étant permis de faire à ce sujet des réflexions déplacées, Abd el Kader sortit sans mot dire, puis revint peu après, revêtu de son grand cordon de la Légion d'honneur... Ce qui avait permis ce rapprochement avec la France, c'est le fait qu'Abd el Kader avait réfléchi sur sa religion elle-même; il l'avait mieux comprise et il était arrivé à la conviction qu'elle n'impose pas cette haine que son père et les autres marabouts avaient cru y découvrir. Resté profondément pieux, devenu même d'une piété ascétique, il se déclarait l'ami de la France, et il écrivait, dans l'ouvrage philosophique qu'il envoyait en 1855 à la Société Asiatique à Paris : " Si les Musulmans et les Chrétiens me prêtaient l'oreille, je ferais cesser leur divergence, et ils deviendraient frères à l'extérieur et à l'intérieur ". Puissent les méditations et les conclusions de ce grand soldat, de ce pieux Musulman, de ce profond penseur, servir à montrer le vrai chemin à tous les Indigènes de l'Afrique du Nord. (1) Voir : L'émir Abd el Kader, par le colonel Paul Azan, Paris, librairie Hachette, 1925, pour les détails de cette évolution du grand héros indigène.