CAHIERS DU CENTENAIRE DE L'ALGÉRIE - LIVRET 5 – LE GOUVERNEMENT DE L'ALGÉRIE Site http://aj.garcia.free.fr CHAPITRE V Encadrée dans l'État français, l'Algérie n'est pas encore complètement incorporée à la nation française. Une nation est une unité préparée par une communauté de race, de langue, de religion, d'histoire et d'habitudes, peu à peu transformée en communauté spirituelle par un long effort de réflexion - ce que Michelet appelle le lent travail de soi sur soi, accompli par la grande âme de l'être en formation. Elle est fondée sur un consentement qui s'analyse en une volonté de vivre ensemble, résultant d'une communion. Et, sans doute, il y a en Algérie, réunies dans un peuplement européen pétri de sang français et profondément imprégné de notre esprit, toutes les affinités mentales et les habitudes qui ont créé notre unité nationale. Entre Français, et créoles ou néo-français, il peut exister des nuances de pensée, non des différences véritables, encore moins une opposition. L'influx du sang étranger, si important et récent qu'il soit dans le peuple algérien, ne saurait faire redouter des troubles circulatoires dans le cœur puissant de la France méditerranéenne. Contemplés dans le recul de l'histoire, l'antisémitisme et le " mal de l'Algérie " apparaissent comme des psychoses passagères dont quelques mesures, à la fois prudentes et énergiques, ont suffi à calmer la fébrilité et le seul écoulement du temps a amené la disparition. Si l'on se prend, enfin, à réfléchir au conflit de devoirs moraux qui pourrait naître dans le cœur de nombreux algériens, au cas où des difficultés surgiraient entre nations latines, on s'aperçoit que le mélange des races dans le creuset nord- africain est un nouveau ciment d'union européenne et que, dans l'hypothèse où une lutte fratricide éclaterait, les néo- français joueraient, selon toute vraisemblance, le rôle qu'attribue aux Sabines la légende romaine. La situation est bien différente en ce qui concerne les indigènes. Il y en a, certes, un grand nombre qui peuvent, avec un légitime orgueil, proclamer qu'ils sont, en même temps, de " bons Musulmans " et de " bons Français ". Mais il faut voir la masse telle qu'elle est : soumise, sans rien de forcé ni même de résigné, car il n'y a pas de pouvoir qui puisse, pratiquement, se maintenir par la contrainte pure; nous obéissant de son plein gré, mais plutôt en vertu de l'habitude qu'entraîne toute longue cohabitation, que d'un consentement résultant d'affinités électives; séparée de nous, malgré des sentiments de sympathie et d'estime réciproques, par un état social à base de nomadisme, une religion différente et des traditions contraires. Ces traditions viennent, il est vrai, d'être interrompues par la guerre. Les indigènes s'y sont jetés avec nous par milliers; ils ont enduré nos souffrances, partagé nos deuils, vibré de nos espoirs et tressailli, enfin, de notre orgueil de la victoire. C'est un facteur nouveau, dont l'influence matérielle et morale peut être décisive pour le rapprochement des deux races. On se tromperait, toutefois, si l'on croyait en aider la réalisation par des anticipations. Il y aurait, d'autre part, imprudence à oublier le vertige dans lequel a si souvent sombré la fidélité indigène devant le mirage de l'indépendance musulmane et à perdre de vue que certains peuples, après s'être mis à l'école de l'Occident et lui avoir emprunté ses techniques, se replient sur leur âme ancestrale et s'enferment dans un nationalisme jaloux. En mettant les choses au mieux, il demeure que notre idéal de justice égalitaire et notre conception de la chose publique ne sont pas encore compris, - et que nous ne savons si et quand ils le pourront être - par la masse de nos sujets musulmans. Nous appelons égalité le droit, reconnu à chacun, d'employer les mêmes moyens juridiques d'action pour acquérir et conserver la jouissance des biens de ce monde. Les indigènes en comprennent parfaitement le principe parce que l'égalitarisme est un trait bien connu de la structure sociale des communautés musulmanes. Tous les Musulmans possèdent, en effet, les mêmes droits et nul ne jouit, par le seul fait de sa naissance, d'un véritable privilège. Les qualités physiques, morales et intellectuelles peuvent faire le prestige d'un homme très grand parmi ses semblables, donner un ascendant particulier à certaines familles dans le clan, à certains clans dans la tribu. Un chef, grâce à sa valeur personnelle, grâce au nombre de ses partisans, peut exercer, sur toute une tribu et même au-delà, une influence considérable. Il pourra en résulter des inégalités de fait, entraînant pour certains une véritable servitude; - jamais un lien de dépendance reposant sur une distinction de classes entre Musulmans; car, en pays d'Islam, tous les hommes libres se valent, et le prix du sang est le même pour tous. Mais le désaccord apparaît dans la notion qu'on a, de part et d'autre, des biens matériels et spirituels dont la jouissance est souhaitable. Plus près que nous de la nature, les indigènes perçoivent plus clairement la hiérarchie essentielle des choses qui comptent. Ils conservent aux sentiments et aux idées leur taille relative dans l'existence, à côté de ces autres soucis d'une plus sincère importance que sont le travail quotidien, la moisson à préparer, l'aisance à acquérir et à garder. Leur vie spirituelle est rudimentaire; la religion suffit à la satisfaction de tous leurs besoins moraux. Il y a discordance entre cette morale religieuse et notre morale laïque; notre idéal de justice terrestre leur échappe, parce que le tréfonds de leur pensée est qu'il n'y a de justice qu'en Dieu. D'une manière générale, il existe donc une incompréhension réciproque. La manifestation la plus typique en est, peut-être, l'état actuel du problème de la naturalisation et du statut politique des indigènes. Loin d'opposer à ceux-ci le préjugé anglo-saxon d'une supériorité de race ou l'hostilité profonde d'une Espagne catholique, nous nous sommes toujours efforcés de les attraire à notre civilisation. C'est dans ce but que nous leur avons, dès 1865, donné des facilités d'accession aux droits du citoyen, qui leur conféraient déjà, une véritable vocation à l'égalité au sein de notre nationalité. Devant le peu d'empressement qu'ils ont mis à accepter cette offre généreuse, il eût été sage de ne pas la pousser plus loin. Au contraire, le Parlement, attribuant la rareté de leurs demandes à des entraves de l'Administration, a tenu à briser ces résistances supposées et à leur ouvrir toutes grandes les portes de la famille française. La loi du 4 février 1919 leur a reconnu le droit d'obtenir la qualité de citoyen, sur une simple demande en justice, sous la seule réserve des conditions indispensables de loyalisme et de moralité, les laissant libres de lever cette option et de réaliser, quand il leur plaira, le bénéfice de l'égalité virtuelle qu'elle contient. Le même texte leur accordait, d'ores et déjà, tous les droits civils du Français et un pouvoir de suffrage limité à la participation, plus haut définie, dans la gestion des intérêts locaux, sans s'apercevoir qu'il y a contradiction, au moins dans une certaine mesure, à faciliter le passage de la condition de sujet à celle de citoyen, tout en diminuant la distance qui les sépare. Après dix ans d'expérience il faut bien se rendre à l'évidence. Une éducation politique ne s'improvise pas; or, celle de l'indigène était complètement à faire. L'essai qui en a été tenté ne pourra, même dans son cadre restreint, donner de résultats appréciables qu'au bout d'un certain nombre de lustres. Quant aux droits politiques du citoyen, quelques dizaines d'individus, seulement, en font, chaque année, la demande. Quelques centaines, assez évolués pour en comprendre la valeur et en souhaiter l'octroi, hésitent encore à le solliciter, mais le subiraient sans déplaisir, s'il leur était imposé. La masse persiste à n'y attacher aucun prix et réprouve la renonciation au statut musulman, dont s'accompagne l'acquisition de la qualité de citoyen français. On n'a pas encore assez réfléchi à la signification profonde de cette attitude. On ne se rend pas compte que nos sujets musulmans discutent comme un dogme contestable ce qui est pour nous un postulat : la précellence de notre civilisation occidentale. " Que Dieu habite la tente de Sem ; que Dieu donne l'étendue à Japhet ", dit la Genèse. S'il est vrai qu'il n'y a de puissance qu'en Dieu, notre supériorité sur les fils de Sem ne peut être que passagère. Tant que nous dominerons ainsi, sans convaincre, il y aura un contre-sens politique évident à vouloir associer à notre entreprise ceux qui ne partagent pas notre idéal. Plus encore, d'ailleurs, que notre idéal de justice, c'est la coupure de l'âge sédentaire qui nous sépare des indigènes; c'est l'ordre social. Le nôtre est tout entier dominé par la production, c'est-à- dire, le travail régulier qui arrache à la terre la subsistance et permet d'accumuler des réserves pour parer à l'insuffisance des récoltes; d'où la nécessité de s'arrêter, de se fixer, qui amène les habitudes sédentaires; le besoin clé sécurité qui entraîne la formation des villes; la vie urbaine dont le développement aboutit à la civilisation qui en est l'expression spirituelle. Or, un tiers à peine de la population algérienne peut être considéré comme définitivement fixé; le reste vit à l'état plus ou moins nomade, c'est-à-dire, compte plus ou moins sur la nature pour lui fournir sa subsistance sans l'effort continu d'un travail de production. Le passage de ces nomades à la vie sédentaire ne sera pas le résultat d'un libre choix - car le travail régulier est si pénible et si peu naturel à l'homme qu'à proprement parler il ne s'y est jamais habitué - mais de la nécessité; il sera, sans doute, l'effet de l'accroissement de la population. Encore faut-il remarquer qu'il est de vastes étendues où la vie ne se prête qu'au nomadisme. Il y aura donc pendant longtemps, en Algérie, des populations molles et indolentes, fidèles aux traditions de l'âge pastoral et sur lesquelles nos idées demeureront sans prise. Dans ce milieu, la stabilité des relations et des situations acquises apparaît comme un but plus urgent et primordial pour notre entreprise de civilisation que la réalisation de notre idéal de justice. Il faut qu'on comprenne, en France, que l'égalité distribuée aux indigènes sous une forme massive est un leurre et peut être un danger; qu'un pouvoir généralisé de suffrage ne serait qu'une façade derrière laquelle se perpétueraient les traditions de pouvoir personnel et les organisations de clan et de clientèle; qu'il y aurait lieu, au contraire, de distinguer, à cet égard. entre nomades et sédentaires, entre citadins et ruraux et de tenir compte, à l'intérieur de ces grandes catégories, du degré d'évolution des individus et des groupes. Rien n'empêcherait, d'ailleurs, d'incorporer, progressivement, à l'ordre de choses établi, des réformes qui seraient autant de transitions permettant aux impatients, eux-mêmes, d'attendre des modifications plus profondes du régime. Car la goutte de justice que distille la conquête de chaque privilège a, pour les premiers bénéficiaires, une valeur infinie. Il faut songer, enfin, qu'il peut exister d'autres types d'ordre organique que le nôtre. Une idée comme la religion musulmane, qui a développé des courants sociaux continus et créé des institutions durables, est une force positive et, par conséquent, un fait dont on aurait tort d'escompter la disparition. Qui sait les réserves virtuelles et la puissance latente d'un Islam, déjà fécondé peut-être par la pensée française ?