ne vouloir dépasser la maison crénelée.
Le cavalier, pour augmenter l'assurance de M. Salomon dans les
bonnes dispositions d'Amzian, lui répète ce langage perfide,
déjà tenu par Béchir, depuis son arrivée, le 2, que les
Fenaïas et les Mzaïas ont retiré leurs burnous des mains d'Amzian,
et que la guerre est déclarée entre celui-ci et les deux
tribus. Ce cavalier est connu à Bougie ; il circule en ville
et dans les lieux publics, et répand cette nouvelle. Le
malheureux commandant, entraîné par la fatalité, se
décide, et, d'une main appesantie par la maladie, dicte à l'iman
pour Amzian, les lignes que voici, les dernières qu'il ait
écrites : " Je te fais savoir, mon cher ami, que j'ai
été très fâché du mal qu'on a fait à Abderakman. Si tu
avais été réellement mon ami, tu aurais empêché tout cela
; tu dois bien penser que je ne suis pas content d'une
pareille chose. Si tu veux faire la paix avec moi, viens ce
soir, à six heures, à la maison crénelée ; nous parlerons
de nos affaires et tout s'arrangera à l'amiable ; mais il
faut de la franchise et point de détours. "
M. Salomon envoie cette lettre par le
cavalier. Il est positif qu'il voulait ajourner l'entrevue, et
la remettre au dimanche suivant, 7 août. Il ne se décide à
descendre que sur cette perfide insinuation, qu'Amzian lui
fait faire par l'espion Béchir, que si le commandant ne
s'empresse pas, il ira, lui Amzian , conclure directement la
paix avec le lieutenant-général, à Alger. Ces mots
troublent le commandant Salomon ; il n'est plus à lui, tant
il a peur de manquer l'occasion favorable. Il sort donc avec
le kaïd, l'interprète Taponi et l'arabe Belkassem, employé
à la police maure, et descend à la maison crénelée. M. le
sous-intendant militaire Fournier, qui est présent, parlant
d'affaires, l'accompagne ; il est bien aise d'assister à
cette conférence où peuvent même être traitées quelques
questions utiles pour le futur approvisionnement de bœufs.
Cependant Amzian refuse avec obstination
d'arriver jusqu'à la maison crénelée. Ceci provoque
plusieurs allées et venues de cavaliers et de kodjas.
Medani lui-même, à cheval, s'avance par
ordre du commandant supérieur ; mais joint par quelques
cavaliers, il reconnaît distinctement plusieurs Fenaïas.
Medani se replie, effrayé, sur M. Salomon. Il lui dit à
plusieurs reprises : " II y a là des figures inconnues ;
cela n'indique rien de bon. " Il lui conseille de ne pas
s'avancer. De son côté, Amzian, que l'interprète Taponi et
Belkassem avaient été joindre à 1,600 mètres de la ville,
refusait obstinément d'aller plus loin. Le Kabyle prétend
qu'il voit luire, dans les broussailles les plus rapprochées
de la place, quelques baïonnettes, et qu'il n'avancera pas ;
ou plutôt c'est un terrain de son choix et plus sûr qu'Amzian
réclame pour l'exécution de son projet. Le crime est
arrêté dans son esprit ; il sera consommé.
On tombe enfin d'accord sur le terrain de
la conférence : c'est celui de la tour du rivage. Le
commandant Salomon s'y trouve, avec l'interprète, le kaïd,
M. Fournier et le capitaine Blangini, de la compagnie franche,
Belkessem, Béchir, plus deux soldats du 20 bataillon, sans
armes, apportant les cadeaux et devant servir le café. Un
chasseur d'ordonnance à cheval croise à peu de distance ;
six autres sont à 500 mètres vers la ville. Les premières
baïonnettes de la compagnie franche étaient à 130 mètres,
mais cachées et embarrassées dans les broussailles. Les
cadeaux sont distribués ; ils consistent en un burnous rouge
et une pièce de calicot pour Amman, du calicot et du sucre
pour les cavaliers. Ceux-ci avaient reçu ces dons à l'écart
; mais, le café pris, ils se rapprochent peu à peu du lieu,
au nombre de quinze, entourent bientôt le commandant et cherchent
même à le déborder, à l'isoler entièrement du capitaine
Blangini et du sous-intendant, qui se tiennent discrètement
à quelques pas. L'officier en fait la remarque à M. Salomon,
et, d'un signe impératif, ordonne aux cavaliers de
s'arrêter. Le malheureux commandant opposait moins de
volonté que de résignation en répondant au capitaine Blangini
; il lui laisse comprendra qu'il reconnaît tout le danger de
sa situation, mais ne fait rien pour y échapper. Que
pouvait-il, n'ayant pas d'escorte de cavalerie et s'étant
engagé dans cet infernal guet-apens, sans défiance, sans
moyen aucun d'en sortir ?