Il n'en fut pas ainsi et nombre de communes de plein exercice eurent
une population indigène qui dépassait de beaucoup le chiffre de
l'élément européen. Bir-Rabalou, par exemple, comptait 351
Européens et 6 701 indigènes; Rovigo, 640 Européens et 9 102
indigènes ; Bizot, 209 Européens et 10 663 indigènes ;
Condé-Smendou, 405 Européens et 13 949 indigènes. Les conseillers
municipaux, qui ne tenaient leur mandat que d'une petite minorité
de la population qu'ils étaient censés représenter, étaient
nécessairement portés à sacrifier les indigènes aux intérêts
de cette minorité.
La population musulmane avait, il est vrai, quelques
représentants dans l'assemblée municipale; mais le corps
électoral, très restreint, ne se composait guère que de chaouchs,
de gardes champêtres, de petits employés de l'État ou de la
commune. Les élus étaient le plus souvent des fonctionnaires.
Enfin le décret du 7 avril 1884 avait refusé aux conseillers
indigènes le droit de participer à l'élection des maires, qui
leur était reconnu sous l'empire de la législation antérieure.
Dans ces conditions, la représentation municipale des indigènes
était une pure fiction. Un million de musulmans n'étaient plus ni
surveillés, ni administrés, au grand préjudice de leurs
véritables intérêts comme des exigences de la colonisation
française. Le gouverneur général, pris entre les influences
locales et l'indifférence des bureaux ministériels, était
impuissant à faire prévaloir les exigences de l'intérêt
général et les vues de la politique nationale.
Au développement désordonné des communes de plein exercice
venaient se joindre les maux causés par l'application de la loi de
1873 sur la propriété indigène et les conséquences qu'elle
entraînait. Quand on voulut délivrer des titres de propriété aux
intéressés, on s'aperçut qu'ils n'avaient pas d'état civil; la
loi du 23 mars 1882 leur en imposa un. Les litiges concernant les
immeubles soumis à la loi française furent soustraits à la
juridiction du cadi. On alla plus loin et en vertu des décrets de
1884 et de 1889, le cadi cessa d'être le juge de droit commun en
matière musulmane; cette qualité appartint désormais au juge de
paix, comme c'était déjà le cas en Kabylie depuis 1874. Sans
doute, les cadis avaient la réputation d'être vénaux et
concussionnaires, mais ils avaient l'avantage d'offrir aux
indigènes une procédure simple et peu coûteuse. Il n'était pas
sans inconvénient de faire appliquer la loi musulmane par de jeunes
magistrats français qui souvent la connaissaient mal et ignoraient
la langue des plaideurs. Les populations se trouvaient ainsi
livrées à la tourbe des agents d'affaires.
C'était l'époque où l'on s'imaginait qu'il suffisait d'étendre
la loi française aux indigènes pour en faire des Français.
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