LES TRANSFORMATIONS DES SOCIÉTÉS INDIGÈNES
Telle qu'on peut la reconstituer aujourd'hui à l'aide des
documents historiques, la société indigène de 1830 est de forme
oligarchique : quelques dignitaires turcs et de grands chefs arabes
investis du commandement, d'assez haute allure d'ailleurs, tenant le
pays sous leur autorité jalouse, fantaisiste, despotique, sans
limite ni contrôle; - et la foule grouillante des douars, attardée
à un stade de nomadisme pastoral, qui n'eut jamais les caractères
d'idylle politique prêtés par Renan aux tribus de l'Arabie. A
côté des « fils de la tente vagabonde », des groupements fermés
de sédentaires : à demi-démocratiques en Kabylie, où la djemaâ
dirige et réglemente la communauté, de type instable comme dans
l'Aurès, l'Ouarsenis, le Dahra, où l'étroit particularisme
berbère s'amollit déjà au souffle des influences « arabes » ;
des fellahs perdus dans les plaines fertiles du Tell, dans
quelques enclaves des Hauts-Plateaux, et que terrorisent les tribus
maghzen implantées par les Turcs. Entre les chefs et la masse, et
dans les villes seulement, une sorte de bourgeoisie sans racines
profondes, renouvelée à chaque génération, et qui n'a rien d'une
« classe moyenne » au sens précis que nous attachons à ces mots.
La situation de l'indigène est précaire. Sous son architecture de
gros style féodal, la construction gouvernementale turque abrite
l'anarchie. Aucune tradition administrative, aucune de ces règles
ou de ces usages traditionnels qui, à défaut de législation,
assurent la sécurité des biens et la sauvegarde des mœurs. La
dévolution de l'autorité reste soumise au hasard des coups de
force, à l'astuce, au « bakchich » adroitement offert.
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