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Le poignard du janissaire, parfois enrichi de damasquinures
italiennes, fait un Dey, comme le mauvais fusil à pierre d'un
cavalier fait un chef de tribu. Un savetier de bonne mine, aimé de
la soldatesque levantine, devient Dey d'Alger; un aventurier,
coupeur de routes, s'intronise caïd. Il arrive aussi que la
sacoche, bourrée d'argent, prépare à son détenteur une belle
destinée politique. Vers 1750, à Frenda, un caïd turc qui dirige
la région, est convoqué à Alger pour rendre des comptes ; on
voit, quelques jours après, sa tête pendre à la porte BabAzoun
: sa place a été adjugée à un riche « bourgeois » que rend
généreux le goût du pouvoir. Au nouveau caïd de récupérer vite
sur ses administrés le capital dépensé à l'achat de sa charge.
Ses exactions ruineront les nomades ; les nomades se dédommageront
sur les sédentaires ; les sédentaires, embusqués dans les
défilés rançonneront à leur tour les nomades. Nul ne s'étonne;
nul ne proteste, c'est la vie normale de la Régence. Les annales de
l'Algérie avant 1830 sont une longue suite d'extorsions, d'abus de
pouvoir, de guerres locales que le Beylick turc dédaigne d'apaiser,
qu'il tolère, qu'il encourage même, pourvu que l'impôt rentre
sans trop de retard et que le principe du régime ne soit pas mis
ouvertement en question.
Telle est la vision rétrospective qui se dégage des rapports
consulaires, des mémoires d'Haëdo, d'Aranda, de Chastelot des
Bois, du Père le Dan, de Shaw, de Venture de Paradis, du Chevalier
d'Arvieux, de Poiret et de Renaudot. C'est partout la même note,
pittoresque et amusante quelquefois, presque toujours tragique.
Cette première étude a pour objet, d'abord, de pratiquer comme une
coupe dans cette stratification sociale de 1830, d'en décrire les
couches successives, les éléments constitutifs, les
particularités; de montrer ensuite ce qu'elle est devenue. C'est
dire que nous passerons rapidement en revue les groupements de
l'époque et les transformations profondes qui se sont accomplies
sous l'influence de notre civilisation, de nos réformes et de nos
lois.
La noblesse : Djouads et Chérifs
Il existait en 1830, à la tête des tribus, une noblesse
héréditaire qui dirigeait la masse avec l'investiture, explicite
ou implicite, du gouvernement turc. Ces dignitaires qui n'étaient,
d'ailleurs, soumis à aucun contrôle et qui
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n'avaient à rendre compte que du recouvrement de l'impôt,
pressuraient âprement leurs administrés. Les obligations de ces
feudataires du Beylick consistaient à payer au Trésor d'Alger la
redevance annuelle, et à protéger les communications stratégiques
et politiques d'Alger à Constantine par Sétif, d'Alger à Biskra
ou Bou-Saâda par M'Sila, d'Alger à Oran par Miliana (Cf. Carette, Études
sur la Kabylie, 122)
Deux éléments, d'abord rivaux mais qui avaient fini par se fondre,
composaient cette aristocratie: les Chérifs, ambitieux de
faire remonter leur origine à la famille ou à la tribu natale du
Prophète; les Djouads, surtout répandus dans la région de
Constantine, « nobles d'épée », issus ou pseudo-descendants des
conquérants arabes. On a voulu voir dans cette noblesse locale ce
qu'Augustin Thierry avait cru discerner dans la noblesse française
: une croûte superficielle d'apport étranger recouvrant la masse
autochtone. Cette théorie, reconnue infondée quant à la
Métropole, à la suite des travaux de Fustel de Coulanges et de ses
successeurs, est également inexacte dans le Maghreb : tel
bachagha, se prétendant de la postérité d'Okba, était en
réalité de souche berbère; le plus souvent. il n'y a pas plus de
certitude historique dans la prétendue ascendance arabe des grandes
familles que d'origines françaises dans le tronc familial des
Mokrani. L'arbre généalogique des Djouads n'a pas de racines en
terre d'Arabie; malgré ses rameaux déliés et capricieux comme une
arabesque, il a bien poussé sur le vieux terroir berbère.
Durant les premières années, notre administration confirma les
pouvoirs de ces chefs, quand ils s'étaient ralliés à notre cause,
ou qu'après nous avoir combattus, ils avaient franchement accepté
notre civilisation. C'est ainsi que Bugeaud rappela à la tête de
diverses tribus des Djouads qui en avaient été momentanément
écartés. En même temps, des personnalités d'origine modeste,
mais qui, à nos côtés, avaient déployé certaines capacités
politiques, furent également investies du commandement.
L'aristocratie indigène trouva son apogée lors du « Royaume Arabe
». Mais, faite par définition pour un régime où « le fusil et
l'épée » régnaient sans conteste, déjà déplacée dans la
colonie pacifiée de 1848, insoucieuse enfin de se plier aux
conditions de l'Algérie nouvelle, elle apparaissait déjà, vers
1860, comme une survivance d'un autre âge, glorieux sans doute,
mais pour toujours aboli. Les populations, désormais attachées à
la paix française, s'éloignaient des « gens de poudre » qui,
pour employer
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