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perte de vue, hors des limites de la photographie. On identifie au
premier coup d'œil ce faisceau de quelques larges artères, très
longues, réunies par de courtes et larges rues à angles droits.
Il est clair que ceci est une ville européenne. Il y a faisceau
étroit, on pourrait presque dire artère unique, parce que les
tramways ont le souci européen de ne pas perdre la côte et les
collines trop élevées ne se sont pas prêtées aisément à
l'établissement de funiculaires. L'Alger français, au rebours de
la Kasbah, colle à la côte. Entre les cornes extrêmes du
faisceau, il y a une douzaine de kilomètres.
Si le lecteur a eu la patience de suivre ce commentaire, avec les
yeux fixés sur la photographie, il aura l'impression, J'imagine,
d'un pauvre vieux petit cadavre, fossilisé et enkysté dans un
grand organisme vivant.
Quelque chose d'analogue à ce que serait, dit-on, une perle
industrielle japonaise; un petit corps étranger central, enrobé
dans les cercles concentriques de nacre.
Si on descend de l'avion pour se promener dans les venelles de la
Kasbah, en compagnie du guide excellent qu'est M. Lespès, auteur
d'un beau livre sur Alger, on constatera un phénomène corrélatif.
En 1830, l'Alger turc était une ville bourgeoise peuplée de
capitaines, d'officiers, de fonctionnaires turcs, d'immigrés
andalous riches et cultivés. En 1930, on ne voit plus guère dans
la Kasbah que des Kabyles ; « la Kasbah, dit un Andalou avec un
sourire mélancolique, c'est Tizi-Ouzou » ; on sait que la
sous-préfecture de Tizi-Ouzou est la capitale officielle de la
Kabylie.
Ces Kabyles, en bloc, ne sont pas autre chose que la main-d'oeuvre ;
l'Alger français a fait de la Kasbah sa cité ouvrière; il ne l'a
pas seulement enkystée, il l'a digérée.
C'est un spectacle tragique : il y a là-dedans toute la férocité
de la vie L'anéantissement complet serait plus miséricordieux. La
vie apparaît plus féroce quand elle conserve les formes
extérieures d'un passé dont elle a détruit l'âme.
En revanche, c'est un spectacle extrêmement intéressant. Il est
curieux d'embrasser d'un coup d'œil toute une lutte d'un siècle,
toute la colonisation française, concrétisée en moëllons.
La photographie ne donne pas seulement la ville; elle donne le port.
On distingue très nettement le vieux port turc, celui des
corsaires. Il est tout au fond, à l'abri des îlots rocheux, dont
les petites falaises noires l'encadrent : |
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ce groupe d'îlots a donné son nom à la ville : Alger est la déformation
française d'El Diezair, qui signifie : les îlots. C'est bien ce point exact
qui est à l'origine de tout.
A l'abri de l'îlot, on distingue très bien les limites précises de
l'ancien port turc; on y pénètre entre deux petits musoirs blancs, qui vont
à l'encontre l'un de l'autre. Le carré d'eau ainsi délimité est minuscule,
deux cents mètres de côté peut-être. C'était ça le port turc, qui a fait
trembler la chrétienté, qui a été bombardé vainement par les flottes de
Duquesne et de Lord Exmouth. Comme c'est curieux. Comme çà donne l'échelle
de grands événements historiques.
Aujourd'hui l'ancien port turc s'appelle la darse de l'Amirauté; c'est
quelque chose comme le bassin particulier de l'amiral, réservé à ses
vedettes. La vie générale s'y est éteinte. En dehors de ce carré d'eau
morte, de deux cents mètres de côté, le port moderne, grouillant de vie,
étend ses quais et ses môles sur des kilomètres, par delà les l'imites de
la photographie.
Qu'il s'agisse du port ou de la ville la philosophie du spectacle est toujours
la même; le passé, à peine vieux d'un siècle, encore bien reconnaissable
dans ses cadres conservés, mais étouffé et digéré par l'épanouissement
prodigieux de la vie moderne.
Le port d'Alger, comme celui d'Oran, comme tous les ports d'Algérie, petits
ou grands, est entièrement construit de main d'homme. Ils sont aussi
artificiels que les voies ferrées.
Eux aussi ont été établis avec la timidité française, on n'a pas vu
grand, sous la poussée de nécessités ils sont en voie d'expansion
continuelle.
Tels qu'ils sont pourtant, c'est une oeuvre fort honorable, ils suffisent à
un gros trafic.
Quand on se promène sur les quais du port à Alger ou à Oran, on voit de
gros tas de charbon. C'est du charbon de Cardiff entreposé, ou peut-être du
charbon allemand. Les paquebots qui traversent la Méditerranée, y compris
les paquebots anglais, ont pris l'habitude régulière de relâcher à Oran ou
à Alger et d'y faire le plein de leurs soutes. Ils pourraient aller à
Gibraltar ou à Malte; mais Gibraltar et Malte sont des ports de guerre, le
commerce n'aime pas les ports de guerre.
Cette clientèle étrangère de passage est d'un très gros rapport.
Mais ce sont naturellement les importations et les exportations
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