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   L'œuvre accomplie par l'armée et qu'il exposait ainsi était la colonisation militaire qu'il eût voulu développer et réglementer. Quand il tenta des expériences pratiques de colonies militaires, il eut parfois des déceptions; il crut par exemple que les difficultés inhérentes au travail en commun seraient plus facilement évitées chez des hommes assouplis par la discipline militaire et habitués à ce genre d'effort; mais, dans un village fondé en 1842, il constata en 1843 que ses colons militaires ne travaillaient pas, et leur demanda pourquoi . " Parce que, lui répondirent-ils, nous comptons les uns sur les autres, que nous ne voulons pas en faire plus l'un que l'autre, et qu'ainsi nous nous mettons au niveau des paresseux. " Ses colons lui demandèrent instamment, même les paresseux, de les " désassocier " ! Aussi dans la brochure où il contait lui-même cette déconvenue, Bugeaud tirait cette conclusion générale : " Les socialistes, affligés de voir souvent la misère à côté de l'aisance et même de la richesse, poursuivent la chimère de l'égalité parfaite. Ils croient l'avoir saisie dans l'association; ils se trompent; ils n'obtiendront que l'égalité de la misère. "
La tâche que Bugeaud avait accomplie répondait bien à la devise qu'il avait choisie : " Ense et aratro ", " par l'épée et par la charrue ". Son oeuvre eût pu se développer sur une plus large échelle sans empêcher la réalisation simultanée de l'œuvre résultant des initiatives capitalistes et des efforts privés que recommandait La Moricière. Mais, comme il arrive trop souvent en France, une lutte s'était établie entre les deux " systèmes ", les opposant l'un à l'autre; ce fut celui de La Moricière qui l'emporta.
La rivalité entre Bugeaud et La Moricière, attisée plutôt que calmée par leurs partisans respectifs, a fait du tort à l'un et à l'autre. On a cru par exemple, parce que La Moricière connaissait et aimait les Indigènes, que Bugeaud ne s'occupait pas d'eux. Il a au contraire préconisé par de nombreuses circulaires, les moyens de gagner leur confiance et leur affection : " Nous avons, écrivait-il le 17 septembre 1844, fait sentir notre force et notre puissance aux tribus de l'Algérie, il faut leur faire connaître notre bonté et notre justice, et leur faire préférer notre gouvernement à celui du Turc et à celui d'Abd el Kader. "
Il voulait que Français et Indigènes se rapprochassent peu à peu, " de manière à ne former qu'un seul et même peuple sous le gouvernement paternel du roi des Français ". Il recommandait de choisir avec soin les fonctionnaires indigènes, puis de les surveiller, de les diriger, de les éduquer,
      

de les modifier graduellement. Il conseillait de traiter la masse des autres avec bonté, équité, humanité; " il faut, écrivait-il, écouter leurs plaintes, leurs réclamations, les examiner avec soin, afin de leur faire rendre justice s'ils ont raison et les punir s'ils se sont plaints à tort. "
Les bureaux arabes, tels qu'il les organisa en 1844, administraient les Indigènes avec une justice et dans les formes qui convenaient à leurs habitudes; les officiers remarquables qui y furent employés eurent souvent à protéger les Indigènes contre les abus de colons trop pressés de se constituer des propriétés ou de recueillir des bénéfices, et se firent par cela même des ennemis; mais ils accomplirent une oeuvre utile et féconde.

Bugeaud entendait associer les Indigènes à l'effort agricole et commercial de l'Algérie, et prenait des dispositions pratiques à cet effet. Il imposait par exemple aux tribus de participer aux dépenses nécessitées par les grands travaux mettant leur pays en valeur; il cherchait à les fixer au sol au lieu de leur laisser pratiquer le nomadisme et le campement sous la tente : " Établissez des villages, leur disait-il dans une proclamation du 5 juillet 1845, bâtissez de bonnes maisons en pierre et couvertes de tuiles pour n'avoir pas tant à souffrir des pluies et du froid en hiver, de la chaleur en été, taillez de beaux jardins et plantez des arbres fruitiers de toute espèce, surtout l'olivier greffé et le mûrier pour faire de la soie. " Il leur recommandait des charrues moins primitives et s'élevait vigoureusement contre leur tendance à détruire leurs forêts.
Il savait quelle rancune les Indigènes conservent contre qui les a humiliés ou rançonnés injustement, et rédigea à plusieurs reprises des circulaires à ce sujet. II ne voulait pas que ceux venant en ville fussent molestes par les habitants européens, ni que ceux de la campagne fussent exploités par les colons Il veillait à ce qu'aucun abus ne fût commis au point de vue de la responsabilité collective qu'il imposait aux tribus.
Pour bien comprendre Bugeaud, il serait bon de consulter les circulaires par lesquelles il imposait à ses subordonnés ses idées en les expliquant; les mémoires par lesquels il essayait de convaincre les hommes du Gouvernement; les lettres parfois longues qu'il écrivait à ses amis; enfin les nombreuses brochures qu'il a publiées.
Lorsqu'il partit pour la France le 5 juin 1847, il dut éprouver un douloureux serrement de cœur en pensant

 
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