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   On n'y voit que petites allées sablées, petits compartiments de marbres creusés de rigoles, où l'eau serpente et dessine en courant des arabesques mobiles. Quant aux bains, c'est encore un séjour inimaginé par un mari poète et jaloux. Figure-toi de vastes citernes où l'eau n'a pas plus d'un mètre de niveau, dallées du plus beau marbre blanc et ouvertes par des arceaux sur un horizon vide. Pas un arbre n'atteint à cette hauteur; quand on est assis d'ans ces baignoires aériennes, on ne voit que le ciel et la mer, et l'on n'est vu que par les oiseaux qui passent.
 
" Nous ne comprenons rien, nous autres, aux mystères d'une pareille existence. Nous jouissons de la campagne en nous y promenant: rentrons-nous dans nos maisons, c'est pour nous enfermer; mais cette vie recluse prés d'une fenêtre ouverte, l'immobilité devant un si grand espace, ce luxe intérieur, cette mollesse du climat, le long écoulement des heures, l'oisiveté des habitudes, devant soi, autour de soi, partout, un ciel unique, un pays radieux, la perspective infinie de la mer, tout cela devait développer des rêveries étranges, déranger les forces vitales, en changer le cours, mêler le je ne sais quoi d'ineffable au sentiment douloureux d'être captif (1) ".
 
Le touriste qui trouve aujourd'hui en Afrique du Nord les confortables hôtels de la Compagnie transatlantique n'a pas souvent l'occasion d'habiter une maison arabe. Mais ce plaisir était donné il n'y a pas bien longtemps encore au voyageur qui découvrait le Maroc. Je me rappelle avoir vécu des journées délicieuses à Marrakech en 1921 dans une maison indigène où il n'y avait pas encore de vitres et où les fenêtres de ma chambre, donnant sur un frais patio, étaient fermées seulement de lourds volets en bois de cèdre. Je les laissais ouverts pour laisser entrer la fraîcheur et la splendeur de la nuit ainsi que tous les chants, toutes les musiques qui s'appelaient et se répondaient le soir sur les terrasses. Au matin j'étais réveillé avec les premiers rayons du soleil par de petits oiseaux familiers qui venaient, sans aucune crainte, pépier jusqu'aux alentours de ma couche. J'ai été également l'hôte (alors et depuis) de ce palais somptueux qu'avait fait construire Ba-Ahmed, vizir et " argentier " peu scrupuleux

(1) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris. Pion, éd. 1925, in-18, p. 73 à 75.

      

du sultan Moulay Abd el Aziz (1), palais dont André Chevrillon et Jérôme et Jean Tharaud ont donné les descriptions que l'on va lire. Il est agréable de rapprocher ces pages qui nous offrent différents " éclairages ", de jour et de nuit, des mêmes jardins :
"Une beauté presque persane, celle d'un jardin fermé, plein de nuit bleue et de sombres verdures, dont les pointes s'ordonnent religieusement. Au fond de l'espace. sous la lune éclatante et nue, une seule étoile pendait. comme une blanche goutte qui tremble et va tomber. Quel accord de cette nuit et de ce lieu profond! La même magie flottait aux infinis du ciel et dans le petit creux de ce parfait jardin, seule réalité visible de la terre. Le silence qui l'emplissait, plus sensible par le chant unique de l'eau dans la coupe centrale de marbre, semblait descendre des profondeurs célestes. Quelque chose de l'éternité d'en haut avait passé dans les choses périssables d'en bas.
 
" Parfums de fleurs montant à flots dans la nuit, arôme amer des orangers. Et toutes les couleurs, aussi, de ces beaux végétaux prisonniers, toutes les couleurs, distinctes comme pendant le jour, seulement baissées d'un degré, affaiblies: ainsi des voix qui chantaient, et maintenant murmurent. Je voyais les jasmins flottants, leurs pâles étoiles suspendues, et par milliers, les boules d'or dans les beaux feuillages vernissés, et le vert si clair des longs cédrats; et même si l'on se laissait couvrir par un bananier, les veinures de ses larges lames transparaissaient à la clarté lunaire. Les zellijs, au pied des arcades, l'infinie broderie multicolore des grandes portes, les chemins de mosaïque des allées, luisaient, se déroulaient en semis géométriques. en reliefs de douceur mystérieuse. (2) "
Et voici le même paysage vu de jour par les Tharaud :
" Qu'il est donc malaisé de peindre avec justesse le charme de l'Orient ! A inventorier ces beautés si familièrement charmantes, si peu étonnées d'être là, si peu surprises de faire ensemble leur concert silencieux, plein de notés divines, si maniéré et si modeste à la fois, on a l'air d'un pédagogue qui cherche à découvrir, sous la lampe, ce qui fait le sortilège de quatre vers aériens d'un

(1) Walter B. HARRIS a raconté dans Le Maroc disparu, Paris, Pion, 1929, in-18, p. 35-38, la mort de ce personnage.
(2) André CHEVRILLON. - Marrakech dans les palmes. Calmann-Lévy, Paris, 1922. in-18, p. 239 et 240.

 
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