Pages précédentes CAHIERS DU CENTENAIRE DE L'ALGÉRIE LIVRET 10 LA VIE ET LES MŒURS en Algérie Pages suivantes
- 12 - Table des matières - 13 -
   
   poète de la Perse. On dit: les choses sont ainsi; il y a là une allée, des orangers et des cyprès; il y a là un jet d'eau, une vasque de marbre, une étoile de zelliges. Mais quand on a dit tout cela et situé exactement chaque objet, l'oranger n'a plus de parfum, le cyprès ne s'incline plus avec sa grâce adolescente, les oiseaux se sont tus, les mille, étoiles du jasmin ont disparu dans le feuillage, les grandes portes paradisiaques ont refermé avec effroi leurs vantaux d'or et de carmin sur les chambres de silence et d'ombre, qui font penser à des auberges où ne descendraient que des rêves...
" Et comment les mots de chez nous ne s'égareraient-ils pas en parlant des choses d'ici! Ici, toute pompe est familière, toute grandeur coquette, toute beauté un peu mièvre. Avec cela, le naturel a toujours de la dignité. l'abandon n'est jamais vulgaire. Ce qui chez nous jure d'être ensemble, se trouve ici tout naturellement accordé. La grande cour, dallée de marbres blancs et verts, s'entoure d'une galerie de bois d'un bleu déteint, passé, d'une rusticité presque pauvre. De hautes et frêles graminées poussent sur les toits de tuiles vertes qui couvrent les pièces enchantées. L'eau s'échappe des vasques, ruisselle et baigne le marbre majestueux. D'innombrables pigeons vont et viennent sur les dalles chauffées au soleil, et dans ce silence inhabité leur promenade lustrée, noble, familière et roucoulante, est encore ce qui donne le mieux à mon esprit la mesure de la majesté du lieu. (1) "
 
Tous les jardins ne sont pas cachés dans des palais. En dehors des villes, et spécialement au Maroc, on en rencontre de merveilleux où les jardiniers, - m'a-t-on dit - poussent le raffinement jusqu'à grouper les plantes non pas seulement pour l'harmonie des couleurs que les fleurs présentent aux yeux, mais encore pour créer de savantes symphonies de parfums. Voici celui de l'Aguedal à côté de Marrakech :
" Mais la merveille de l'Aguedal, c'est le paradis de jardins qui s'étend par derrière, la solitude végétale qu'entoure la solitude enflammée de la plaine, sous l'écran bleuissant des neiges.
" Plus personne dans ce dédale de grands clos qui communiquent entre eux par les brèches et les trouées des vieux murs. Plus rien que le soleil et l'azur, et les

(1) Jérôme et jean THARAUD. - Marrakech ou les seigneurs de l'Atlas. Paris, Pion, 1920, in-16, p. 77-78-79.

      

peuples de beaux oliviers, et les palmiers surgissants, et l'arôme embaumé des étoiles de cire, entre les rangs et les rangs de clairs feuillages vernis; et le feu des jeunes fleurs promettant les grenades, et aussi les chants, les trilles, les subites querelles des grives et des merles. Et par-dessous ces changeantes sonorités, partout présente, comme une âme évanouie dans du bonheur, et qui flotte avec les nappes de parfums, la rumeur endormie des invisibles colombes, la même qu'à la Mamounya, mais plus vaste encore, et si faible, régulière qu'on la distingue à peine du silence...
"... Un paradis avant le mal, avant la peur, où ne vit encore que l'innocence des fleurs et des oiseaux. On est si loin des hommes et de soi-même! On a retrouvé la prime jeunesse du monde ; et quelle paix, quelle sécurité, quel pur oubli de tout! on oublierait ici la mort, dont l'ombre n'a jamais passé sur ces lieux. Seulement la perfection de la vie, de son moment suprême: jeunes floraisons, trais éclats, beauté, volupté. Et ce divin moment, on dirait qu'il est fixé pour toujours, que cet enchantement, rien ne viendra le dissiper ou le rompre.
" Un matin d'avril ? A l'Aguedal ? Au Maroc? Non, c'est plutôt l'éternel matin; c'est à jamais le ciel sans tache, les feuillages lustrés, chargés de sèves aromatiques, les fruits d'or, les oliviers pâles de leur écume de fleurs. Et toujours, dans ce calme divin, l'immense, innombrable murmure de l'amour, longuement rythmé comme une respiration d'extase. L'heure est comme suspendue dans un bonheur, qui se confond à la lumière. Rien qui parle de la succession des jours.
" Là-bas, entre des bouquets de citronniers, sous des panaches suspendus de dattiers, je vois briller les neiges...
" Un paradis, mais musulman, à cause des trop molles délices du lieu, de ses suggestions de repos et de volupté. On voudrait s'asseoir, en fermant un peu les yeux, pour se pénétrer de silence, de parfums, de pure clarté sans images. Et l'âme islamique aussi peut s'exalter de ces belles ordonnances, exactes et pures comme les parvis et les péristyles d'une mosquée, de l'immense rectangle liquide, au centre de ce domaine: silencieux miroir de la montagne et de la solitude, s'exalter du lustre grave des immortels feuillages, de l'ombre vraiment religieuse de certaines avenues où des oliviers ravinés par le grand âge suspendent leurs grises franges, vous enveloppent de longs rideaux légers, comme pour plus de paix et de mystère. Tout au long de l'avenue, la ligne d'un rapide ruisseau

 
Pages précédentes   Table des matières   Pages suivantes