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« Tout à coup une détonation retentit, sèche, nette, toute
proche. Une balle siffla; l'officier cria : « Au trot ! » Le goum
fila, pour occuper une colline et se défendre. Une autre
détonation, puis un crépitement continu derrière les dentelures
d'une petite arête commandant le défilé. Un cheval tomba.
L'homme galopa à pied. Un autre roula à terre. Un cri rauque, et
un bras brisé lâcha les rênes d'un cheval qui s'emballa.
« L'œuvre de mort était rapide, sans entrain encore, puisque sans
action de la part des goumiers. Quand ils eurent abrité leurs
chevaux derrière les rochers, les OuledSmaïl vinrent se coucher
dans l'alfa : enfin ils ripostaient. Et ils tirèrent avec rage,
cherchant à deviner la portée des coups, criant des injures au
djich invisible. Une joie enfantine et sauvage animait leurs yeux
fauves; ils étaient en fête.
« Touhami avait voulu rester à cheval, à côté de l'officier
calme, soucieux, qui allait et venait, songeant aux hommes qu'il
perdait, à la situation peut-être désespérée du goum isolé. Il
n'avait pas peur, et les goumiers l'admiraient, parce qu'il était
très crâne et très simple, et parce qu'ils l'aimaient bien.
« Touhami, au contraire, riait et plaisantait, tirant à cheval,
maîtrisant sa bête qui, à chaque coup, se cabrait, les yeux
exorbités, la bouche écumante. Il ne pensait à rien qu'à la joie
de pouvoir dire aux siens, plus tard, qu'il s'était battu.
« - Mon lieutenant, tu entends les mouches à miel, qu'elles
sifflent autour de nous!
« Touhami plaisantait les balles, faisant sourire le chef. Il arma
son fusil, tira, visant dans un buisson qui semblait remuer... Puis,
tout à coup, il lâcha son arme et porta ses deux mains à sa
poitrine, se penchant étrangement sur sa selle. Il vacilla un
instant, puis tomba lentement, s'étendant sur le dos, de tout son
long, pour une dernière convulsion. Ses yeux restèrent grands
ouverts, comme étonnés, dans son visage très calme.
« - Pauvre bougre !
« Et- le lieutenant regretta l'enfant nomade qui désirait tant se
battre et à qui cela avait si mal réussi.
« L'étalon noir s'était enfui vers la vallée où il sentait les
autres chevaux... (1) »
(1) Isabelle EBERHARDT. - Notes de Route.
Paris, Fasquelle, 1908,. in-18.
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VII. - Le Respect de la parole donnée
On ne saurait rappeler de plus bel exemple du respect à la
parole donnée, que celui cité par les Tharaud, à propos de Si
Madani El Glaoui, Pacha de Marrakech, oncle et prédécesseur du
Pacha actuel, Si El Hadj Thani. Ce jour là, la loyauté d'un grand
seigneur conserva véritablement le Maroc au protectorat de la
France :
« Le 2 août 1914, le général de Lamothe, commandant la région
de Marrakech, réunissait tous les seigneurs de l'Atlas pour leur
apprendre que la guerre venait d'être déclarée entre la France et
l'Allemagne, et connaître leurs intentions, Minute tragique entre
toutes! Dans la ville, une faible garnison; autour de nous, un pays
inconnu, évidemment hostile, tout dévoué à ces féodaux que
nous connaissions de la veille et dont la fidélité était pour
le moins incertaine. S'ils se déclaraient contre nous, c'était la
moitié du Maroc qu'il fallait abandonner. Tous les émissaires de
l'Allemagne les poussaient à la révolte. Nous étions entre leurs
mains. A quoi allaient-ils se résoudre ?
« Si Madani prit le premier la parole, comme il avait fait
autrefois lorsqu'il s'était agi de renverser Abd el Aziz. Il y
avait là beaucoup de personnages qu'il avait harangués jadis, et
tous, cette fois encore, pleins d'inquiétude et hésitants. Son
discours ne fût pas long. Cet homme qui se faisait traduire les
journaux importants d'Europe, avait une idée très claire des
forces qui allaient s'affronter, et il ne lui échappait pas que les
risques étaient grands pour nous. Mais la question, dit-il,
n'était pas de préjuger aujourd'hui quel serait le vainqueur ou
le vaincu. En signant le Protectorat, le Maroc avait attaché sa
fortune à la nôtre : l'heure était venue maintenant de montrer sa
loyauté...
« Ces paroles exprimaient-elles les sentiments véritables de tous
ceux qui l'écoutaient ? Combien parmi ces féodaux prêtaient
l'oreille à d'autres voix?... Le ton du Glaoui était si ferme
qu'après lui aucun des caïds n'osa demander la parole. Tous
acquiescèrent de la tête. Le Glaoui venait de fixer pour toute la
durée de la guerre l'attitude des grands seigneurs de l'Atlas.
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