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trouver entraîné à lui demander plus qu'il ne pouvait
raisonnablement fournir. Mais ce qui lui a été particulièrement
funeste, c'est sa réputation proverbiale de sobriété, cause
initiale d'innombrables assassinats.
" Qu'un mammifère aussi puissant n'ait pas de besoins
alimentaires proportionnés à sa taille, c'est une absurdité
zoologique; pour le chameau, comme pour tout animal, la grosse
affaire est précisément de manger. Il consomme bon an. mal an le
même volume de fourrage, et il absorbe la même quantité d'eau que
les autres grands herbivores; s'il en était autrement, son
organisme violerait la grande loi physique d'après laquelle rien ne
se crée et rien ne se perd; il ferait de la force avec rien, ce
dont le radium seul jusqu'ici a été soupçonné d'être capable.
Sa seule particularité, infiniment précieuse, est de supporter une
irrégularité extrême dans les heures ou plus exactement les jours
de repas: mais il faut en définitive que le compte s'y trouve.
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" Chaque année, le chameau veut impérieusement, sous peine de
mort, un congé de six mois, congé total, absolu, qu'il passe au
pâturage, où il mange voracement du matin au soir sans perdre une
minute. Aucun autre animal domestique n'a, je crois, de pareilles
exigences; elles ont rendu tardive et délicate son admission dans
le fonctionnariat; il est notoire que l'administration, assez
coulante sur la somme de travail utile, ne plaisante pas avec les
heures de présence. Aux compagnies de méharistes, chaque homme a
pour son usage personnel au moins deux bêtes, il monte l'une
pendant que l'autre est au vert. Ce chiffre deux est un minimum
réglementaire, généralement dépassé en pratiqué.
" Il ne faudrait pas croire que le méhari en activité de
service ne mange pas; il dévore dès qu'il en a l'occasion, et il
faut que ces occasions soient fréquentes. Pour un peloton de
méharistes en randonnée à travers le désert, le maître
souverain des marches et des étapes, l'ordonnateur du programme
quotidien, c'est l'estomac des bêtes; ni le jour ni la nuit
n'entrent en ligne de compte, ni la fatigue, la faim, ou le sommeil
des hommes; tout est subordonné à l'unique nécessité de nourrir
le troupeau quand même. Dès qu'on rencontre un peu de verdure
comestible, en quelque point que ce soit. de' l'itinéraire, on met
pied à terre pour quelques heures ou quelques jours; dans les
intervalles, fussent-ils comme il arrive de deux ou trois cents
kilomètres et de cinq ou six jours, on chemine sans trêve, et
presque sans sommeil, sous le soleil et sous les étoiles, |
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d'une progression lente et régulière; l'organisme humain, engourdi
par la continuité de l'effort et de la veille, dégage une
impression d'acharnement machinal et stupide. On n'a pas le droit de
s'arrêter ailleurs qu'au pâturage, un voyage au Sahara est une
chasse au brin d'herbe.
" En somme cet animal, qui a usurpé dans le monde entier une
réputation de sobriété, paît les trois quarts de sa vie, et ce
n'est pas mot si on considère ce qu'est un pâturage saharien. Le
mot est fâcheux, il évoque l'idée d'herbages normands, frais et
profonds. La réalité est bien éloignée de cette image : des lits
de rivière à sec, de vagues cuvettes aux contours incertains, des
recoins de dunes, où s'espacent à de grands intervalles des
touffes grisâtres; dans ce paysage, paître est un exercice
ambulatoire, le chameau fait cinquante mètres entre chaque
bouchée.
" Il n'est pas seulement gros mangeur, il est gourmet, ou du
moins très particulier et très divers dans ses goûts. Il lui
arrive de manger de l'herbe ou quelque chose qui s'en approche, des
graminées à tige mince, coriace et coupante que les Arabes
appellent le " diss ". Pendant une partie de l'année, en
hiver, je crois, il adore de petits arbustes désertiques, comme le
" hâd " ; des plantes grasses, à touffes ligneuses, où
le rôle des feuilles est joué par un foisonnement de choses vertes
innommables et imprécises, des boules ou des rameaux, épais et
succulents; la saveur est âcre, salée, aromatique; évidemment un
plat très épicé. En avril et mai, dans les bonnes années et dans
les coins favorisés, le sol se couvre de fleurs sans feuilles, sans
verdure apparente, qui rappellent une jonchée de fleuriste, et non
pas du tout nos prairies émaillées. Les Arabes, poètes
incorrigibles, appellent cette végétation " le printemps
", et c'est une nourriture de prédilection pour le chameau; il
cueille et il engloutit les bouquets à grands coups de gueule
profanatoires. Il mange aussi les feuilles de mimosas et clé
gommiers, et aussi les épines, terribles pourtant, dures et
acérées comme des pointes d'acier; il les cueille négligemment
avec ses longues lèvres de cuir, ce qui paraît un record d'avaleur
d'épingles. Tous les végétaux désertiques ne lui conviennent pas
indistinctement; le " zita " par exemple, qui paraît à l'œil
un arbuste estimable, n'a pas de valeur alimentaire pour le chameau.
D'autres lui " sont directement contraires ou même vénéneux.
Il varie d'ailleurs son régime avec les saisons et il dédaigne en
été ce qu'il aime en hiver. La botanique alimentaire du
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