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   " Nous approchions des portes de Cherchell. je me penchais, une dernière fois, hors de la voiture, afin de m'emplir les yeux de la brillante vision qui allait s'éteindre avec la nuit : la mer sous ses voiles mauves, que nuançait encore un peu de rose, le ciel glauque comme l'eau d'un puits envahi par les mousses, où, dans des profondeurs toujours plus sombres, je voyais trembler les gouttelettes cristallines des premières étoiles. Et je me disais qu'à mon entrée dans l'antique Césarée de Maurétanie, je ne pouvais rêver plus triomphale escorte d'images : c'était toute l'âme païenne et toute la splendeur de l'Afrique latine qui, pour moi, flottaient dans ce beau soir (1).

II. - Lieux de réunion : Cafés et bains

En dehors des demeures où il cache jalousement sa vie privée, mais aime à recevoir ses amis ou ses hôtes, l'indigène nord-africain fréquente quelques lieux de réunion, le café et le bain public :
 
" Le " café maure " est quelque chose de fort différent de nos estaminets français. On y consomme très peu et on n'y joue qu'assez rarement. C'est avant tout un lieu de conversation, de paresse et de repos, un endroit frais et ombragé pour la fumerie ou le rêve. On y fait la sieste, on y dort, on y accomplit même ses dévotions. L'indigène, une fois accroupi sur ses talons, empaqueté dans son burnous, se considère là comme chez lui. Immobile et taciturne, il regarde couler les heures avec indifférence et béatitude.
 
" Le café, où je suis entré, a été aménagé tant bien que mal au rez-de-chaussée d'une maison bâtie à l'européenne. C'est une grande salle nue, badigeonnée de chaux, et dont le sol inégal n'a même pas été recouvert de terre battue. Il n'y a d'africain dans la disposition de la pièce que la haute cheminée lambrissée de faïences émaillées, où le kaouadji surveille ses petites burettes de fer-blanc. Des bancs de bois assez larges circulent tout le long des plinthes. L'unique ornement est une boîte à horloge monumentale, toute peinturlurée de fleurs rouges et jaunes, telle qu'on en

(1) Louis BERTRAND. - Le jardin de la mort. Paris, Albin Michel, in-16, p. 166 et 167.

      

rencontre encore dans les cuisines de nos fermes. Au milieu, sur une table à trois pieds, une botte de roses trempe dans une grosse cruche de cuivre qui sert à porter l'eau.
La salle est à peu près vide. Quelques individus sommeillent, allongés sur les bancs. Je gagne la cour contiguë, dont l'éclairage un peu cru fait paraître plus sombre la demi-ténèbre où est plongé le café. Une lampe à pétrole est suspendue au treillage qui s'étend d'un mur à l'autre, en manière de plafond et qui est complètement tapissé par des lianes violettes de bougainvilliers. C'est un véritable berceau de verdure, où règne un peu de fraîcheur, grâce à la fontaine encastrée dans le mur et dont la vasque est pleine jusqu'au bord.
" Je m'assieds à l'écart, sur une natte, et, après avoir commandé ma tasse de kaouadji, je regarde autour de moi... La cour n'est guère plus animée que la salle. Deux hommes assis sur leurs talons jouent bravement aux échecs. Le damier est placé par terre, dans le cercle rougeâtre de la lampe, et je vois lés mains brunes et sèches des joueurs qui poussent les figurines de buis sur les cases blanches et noires. Un nègre, accroupi à côté d'eux, leur jette de temps en temps un regard discret, en dilatant les gros globes laiteux de ses prunelles. Enfin j'ai pour unique voisin un grand vieillard maigre qui a l'air comme effondré dans les plis d'un burnous immaculé. Une barbe de patriarche allonge encore son visage osseux et émacié, plus pâle que les mousselines de son turban. D'un doigt soigneux, il tourne lentement les pages d'un magnifique et très ancien manuscrit, dont le vélin jauni est enluminé d'or, de vermillon et d'azur. Il lit, avec un clapotement continu des lèvres, comme un enfant qui épelle, puis il s'interrompt, ferme le livre précieux, et, les yeux fixes, enfiévrés et luisants d'extase, il marmotte une prière, se dresse de toute sa hauteur sur ses genoux, s'abat brusquement dans une totale prosternation et se relève, le front noirci de poussière.
" Personne ne prend garde à la gesticulation du dévot personnage. Pas une parole ne s'échange entre les quatre hommes qui sont là. Je ne perçois que le bruit ténu du filet d'eau qui s'égoutte dans la vasque de la fontaine, le murmure de la prière sur les lèvres du vieux et, parfois, le claquement des sandales du kaouadji qui vient enlever les burettes vides, éparses autour des joueurs. Plus que le café parfumé qui se dépose au fond de ma tasse, je savoure ce calme et ce recueillement, je jouis du spectacle qui m'environne, - ces hommes impassibles et beaux sous

 
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