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   leurs draperies blanches, cette cour rafraîchie d'eau vive, ce rideau de fleurs violettes qui la recouvre toute, comme un riche vélum sur la cella d'un temple... (1) "
 
Quant au bain maure, pénétrons-y avec le meilleur des guides :
 
" J'y entrai, un soir, vers onze heures, car les bains ne sont ouverts aux hommes que la nuit. Je soulevai le carré d'étoffe qui masquait la porte, au fond du vestibule, et je me trouvai dans un assez vaste patio dont l'atmosphère un peu lourde m'oppressa d'abord. A la lueur des lampes à huile, je ne distinguai qu'un amas de blancheurs, puis mes yeux s'étant accoutumés à la pénombre, je précisai les silhouettes des gens qui étaient là et l'architecture du local. C'était un patio tout en marbre blanc. Au centre, au milieu de l'impluvium, où l'on descend par quelques marches; se déploie un bassin circulaire, surmonté d'une vasque où s'égouttait un jet d'eau. Des linges mouillés pendaient tout le long de la margelle. A côté un individu nu jusqu'à la ceinture, les reins entourés d'une espèce de pagne, foulait d'autres linges qu'il piétinait en cadence, comme un vendangeur dans une cuve...
" Très exhaussée au-dessus du bassin, une galerie à colonnes torses encadre tout le patio. Des indigènes couchés y dormaient; d'autres jouaient aux dames, ou fumaient des cigarettes, en buvant du thé ou du café dans de petites tasses peintes de couleurs crues.
" Le foulon, interrompant sa besogne, me conduisit dans la galerie, m'assigna une natte et me convia à me déshabiller. Les pas du foulon s'amortissaient sur le marbre onctueux. Il glissait comme une ombre. Aucun bruit d'ans le patio, sinon, de temps en temps, une rumeur de paroles échangées à voix basse. On se serait cru dans une mosquée, à l'heure de la prière nocturne.
" Je me dévêtis, un peu gêné par la présence de tous ces Africains. Quand je fus prêt, le foulon me noua une serviette autour des hanches, puis il alla quérir le baigneur, - un adolescent, pâle et mince comme un cierge de cire, et plus trempé, plus ruisselant qu'une naïade. Le torse nu, la peau bronzée et distendue par les côtes saillantes, un simple torchon ficelé à la; taillé, l'esclave s'agenouilla, m'attacha aux pieds des sandales de bois blanc, et, me soutenant par les aisselles (car je risquais de tomber à chaque pas sur les dalles du patio toutes grasses d'eau savonneuse),

(1) Louis BERTRAND. - Le Jardin de la mort. Paris, Albin Michel, in-18, p. 169 à 172.

      

il m'entraîna vers l'étuve, dont la porte de chêne retomba lourdement derrière nous.
" Une chaleur humide, suffocante, me coupa la respiration. Je me sentais défaillir, un flot de sueur m'inonda soudain de la tête aux pieds. Mais d'un mouvement brusque, mon guide me renversa, m'étendit sur une plate-forme rectangulaire recouverte d'une plaque de marbre noir : elle était chauffée à l'intérieur. Il me sembla qu'elle me brûlait. Je me relevai vivement, mais le baigneur me força à me recoucher, pesa sur tout mon corps de façon à ce que le contact fut complet entre le marbre et ma chair.
" - Reste là! - me commanda-t-il, - ne bouge pas avant que je vienne !...
" Je ne bougeais plus. J'étais comme anéanti. Je me liquéfiais par tous mes pores. La sueur de mon front m'emplissait les orbites et m'aveuglait. Quand la plaque me brûlait, ma peau adhérait à la pierre rendue visqueuse par toutes les graisses humaines qui s'étaient figées là Puis, peu à peu, je m'habituai à ce supplice. Je goûtai une sorte d'évanouissement voluptueux. Ma conscience divaguait: où étais-je ? Les sensations que j'éprouvais étaient si nouvelles! Elles entraînaient mon imagination vers des époques et des choses si lointaines!... A travers les buées tièdes qui remplissaient l'étuve, je promenais mes regards autour de moi. Dans le fond tremblait le hâlo d'une lampe, et je distinguais le sautillement rythmé de l'esclave qui, aidé d'un compagnon, foulait un paquet de linges. Je les voyais obliquement, car je ne remuais pas ma tête, et mes yeux revenaient toujours avec lassitude vers les ténèbres de la voûte, où ils se perdaient dans le noir. De temps en temps, une goutte froide, qui s'en détachait, tombait sur ma joue et me forçait à fermer les paupières. Une invincible torpeur m'envahissait...
" Tout à coup,. les deux esclaves, ayant fini leur besogne, m'empoignèrent, l'un par les épaules, l'autre par les jambes, et, sans la moindre douceur, ils me déposèrent dans un coin de l'étuve, au bord d'une rigole, où coulaient un robinet d'eau chaude et un robinet d'eau froide. Ils me firent coucher à plat ventre, le nez contre le pavé, puis, saisissant une poignée d'étoupes qu'ils trempèrent dans du savon liquide, ils se mirent à me frotter si vigoureusement que j'en criais. Ils s'interrompaient pour me jeter des gobelets d'eau tiède sur tout le corps, et ils recommençaient leur friction frénétique. Après cela, ils me donnèrent trois petites claques sur les omoplates, et, avec la paume de leurs mains en guise

 
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