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   " Dans les innombrables jardins prisonniers des petits murs de terre sèche, pas de fleurs, rien que des verdures. Elles vous arrêtent au passage; il faut courber la tête sous les vignes en berceau pour éviter les grappes qui vous frappent au visage, ou l'énorme concombre qui se suspend au grenadier. Le sol disparaît sous les felfels, les poivrons, les melons d'eau, mille plantes familières ou inconnues; un puissant parfum de menthe s'exhale de la terre mouillée; le vert-bleu du figuier se marie au vert foncé dé l'abricotier vivace; l'oranger et le citronnier mêlent leurs feuilles au laurier noir; et jaillissant de ce peuple pressé, les grands dattiers s'élancent et laissent retomber leurs longues palmes d'un gris-bleu.
Quels soins il a fallu pour maintenir sous un ciel implacable cette végétation luxuriante! A deux pas le désert, le grand pays brûlé où rien ne bouge que la lumière qui tremble, où rien ne fleurit que le thym. Comme on comprend, sous ces verdures, le désordre passionné de la poésie arabe et son éternelle promesse de paradis verdoyants! Le bonheur d'une race respire au milieu de ces vergers; on croit le toucher de la main, on croit l'entendre qui murmure dans cette eau diligemment distribuée, qui s'en va répandant partout son mystère de fraîche vie. Elle est l'âme du lieu, et dans tous ces jardins que pas un souffle n'anime, la seule chose mouvante. Elle entre par un trou de mur, va toucher chaque plante, la caresse un moment, répand dans chaque enclos sa fraîcheur et son léger bruit, et puis soudain disparaît: une main parcimonieuse vient de lui barrer le passage avec une motte de boue, et l'eau a pris sa course du côté d'un autre verger. Ainsi de muraille en muraille et de jardin en jardin, elle glisse à travers l'oasis, tantôt dans un sentier et toute brillante de lumière, tantôt sous les ombrages et ne se révélant qu'à son bruit. Et rien comme cette eau courante à travers ces jardins de sable ne donne une pareille idée de richesse et d'économie, de stérilité et d'abondance. Les plaines fortunées de Beauce semblent moins riches que cette fraîche oasis; le Limousin tout bruissant de sources, moins mouillé que cette terre qu'un mince filet d'eau arrose; et nulle forêt n'est plus profonde que ce bouquet d'arbres au désert.
" Sous cette verte lumière, dans cette humidité chaude, le corps s'abandonne et glisse à une active langueur; une ingrate pitié vous saisit pour les malheureux exilés d'une si voluptueuse nature, un besoin de nommer ici tous ceux qu'on a aimés ailleurs. Pour qui a été fait ce bouquet ? Pour qui roucoulent ces tourterelles ?
      

FROMENTIN. - Forêt de palmiers.

 
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