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   « Quelques boutiques, exiguës, où on pénètre par des portes étroites comme des gueules de silos. Et là, des ksouriens pâlissent sur des travaux menus, sur de, petits trafics monotones.
« Enveloppés de laine blanche, quelques-uns penchent des fronts blancs et de grands yeux noirs sur des grimoires arabes: ce sont les scribes, hommes de loi ou écrivains publics.
 
« D'autres promènent des doigts agiles sur le souple filali rouge. Ils tissent des soies aux couleurs vives, amortissant l'éclat saignant du cuir par des sertissures de bleu pâle, celui des jaunes d'or par des verts ardents ou des violets chauds.
 
« Leur labeur ressemble à un jeu, tellement leurs mouvements ont rapides et aisés, limités aux seuls poignets dans l'immobilité du corps penché et des jambes croisées.
« Quelquefois, suspendue à un clou, une djebira (sacoche de selle des cavaliers) met une tache gaie sur le clair d'une muraille nue.
 
« ... Sous un portique très ancien, aux lourds piliers carrés, un vieillard est assis sur une natte. Il est calme et souriant, le vieux Berbère, et vêtu de voiles blancs, Tous les jours, dès l'aube, il vient s'asseoir là pour de longues heures. Devant lui, plusieurs jarres en terre pleines d'eau sont posées. Dans chacune nage un entonnoir en cuivre, percé par le bas, qui se remplit lentement.
 
« Jadis les ksouriens ingénieux ont calculé le temps qu'il fallait pour irriguer chaque fraction de la palmeraie, et ils ont inventé ce curieux système d'entonnoirs dont chacun correspond à une fraction donnée: il faut autant de temps à l'entonnoir pour se remplir qu'à la fraction pour recevoir l'eau nécessaire à sa fécondité.
 
« Pour éviter les incessantes querelles, souvent sanglantes, la djemaâ a préposé à la direction des eaux un vieillard sage et calme, qui passe sa vie à surveiller ses engins archaïques sous le vieux portique caduc...
 
« En face de lui, il y a un mur en toub, avec des arabesques faites à l'outremer, et au pied de ce mur, sur des bancs de terre, les membres de la djemaâ viennent discuter les affaires du ksar.
« Autrefois, ils y décidaient de la paix et de la guerre; ils y jugeaient les fautes des hommes qu'ils condamnaient parfois à mort.
      

« Depuis des années et des années le cheikh-el-ma (1) assiste, immobile, aux plus tumultueuses palabres. Il regarde en souriant vaguement ses jarres, et, sur le mur d'en face, par-dessus les têtes encore jeunes qui, s'échauffent et s'agitent, le jeu du soleil et les reflets du ciel... (2) »
 
 

III. - Le Commerce des Citadins

La grande occupation des citadins, en dehors d'une industrie très simple limitée à l'artisanat (tisserands, teinturiers, fabricants de chaussures et de tapis, industries du cuir, du fer et du cuivre), c'est le commerce. Si l'on peut voir, dans les rues de Fez, des indigènes traiter de grosses affaires « d'import et d'export » au fond de leurs fondouks où apparaissent déjà, à côté de la grande balance romaine destinée à peser les charges des caravanes, le téléphone et la machine à écrire, la plupart des commerçants africains ne conçoivent pas « les affaires » avec notre fièvre européenne ou américaine, mais avec l'aimable philosophie que Fromentin sut si bien analyser :
 
« Tu sais ce qu'un Maure aisé, de bonne souche et de principes honnêtes, entend par faire le commerce: c'est tout simplement avoir sur la voie publique, le seul rendez-vous des hommes pendant le jour, un endroit dont il soit propriétaire et qu'il puisse habiter sans désœuvrement. Il y reçoit des visites; sans descendre de son divan, il participe au mouvement de la rue, apprend les nouvelles qu'on lui apporte, se tient au courant des choses du quartier, et, si l'on pouvait employer un mot dénué de sens quand on l'applique à la société arabe, je dirais qu'il 'continue de vivre dans le monde sans sortir de chez lui. Quant au négoce, c'est une occupation accessoire. Les clients sont des gens qu'il oblige en leur fournissant les objets dont ils ont besoin. II n'y a jamais, avec lui, de prix à débattre. - Combien? -Tant. - Prenez ou laissez. La seule chose qui puisse être désagréable au marchand, c'est d'être occupé quelques minutes de trop d'une affaire dont il n'a souci.

(1) Cheikh-el-ma, le vieillard des eaux-
(2) Isabelle EBERHARDT - Notes de route. Paris, Fasquelle, 1903, in-18.

 
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