|
Il n'y comptait pas: pourquoi regretterait-il un argent qui, venant
par hasard, s'en va par hasard? (1) »
Généralement, dans les cités que l'Occident n'a pas
transformées, les marchands sont groupés par spécialités dans
des rues distinctes: il y a le marché (le souk) du cuivre; du cuir,
des vêtements, des tapis. Je me rappelle quel émerveillement
furent pour moi à vingt ans les souks de Tunis, les tasses de café
offertes d'une façon souriante en marchandant un bibelot (« Tu ne
voudrais pas que je te le vende à ce prix, on se moquerait de moi,
s'il te plaît, prends-le, je te le donne, mais ne m'en offre pas un
prix si petit, etc. »), et depuis ces causeries dans tel coin des
souks de Marrakech chez le marchand de reliures qui siège sur une
petite place à l'ombre d'un figuier, ou chez tel marchand de tapis
de la place Nedjarine, à Fez, dont les vœux m'arrivent chaque
année, fidèles, les premiers de tous vers le 20 décembre! Voici
Marrakech :
« Des quartiers couverts de roseaux qui menacent de vous tomber sur
la tête, comme tout le reste de la ville, abritent du soleil une
activité primitive qui n'a pas varié depuis des centaines
d'années. Depuis des centaines d'années, les vendeurs de
babouches, brodées comme des mitres, sont accroupis dans leurs
armoires semblables à des tabernacles étincelants d'argent et
d'or; les dévideurs de soie font tourner leurs roues légères au
milieu de leurs écheveaux couleur d'oiseaux des îles; les
teinturiers suspendent au-dessus de la rue leurs laines et leurs
soies encore fumantes de la cuve. Depuis des centaines d'an nées,
le marchand de dattes, de noix, d'amandes, de henné, pareil à
quelque idole rustique, trône au sommet de ses denrées, sa cuiller
de bois à la main pour servir de loin le client; des forgerons
dignes de Vélasquez, le torse nu, les cuisses nues, déjà sombres
de peau, rendus tout à fait noirs par la poussière du charbon,
ruissellent de sueur devant leur forge et dépensent la force
d'Hercule pour battre quoi ? le petit fer d'un âne; des enfants
pleins d'adresse, gracieux en dépit de la teigne qui les ravage
presque tous, tiennent jusqu'au milieu de la rue l'extrémité des
longs fils avec lesquels leur patron, assis dans l'ombre de
l'échoppe, fabrique la couture d'un burnous... Depuis des centaines
d'années! Et petit-être demain toute
(1) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel,
Paris, Plon, éd. 1925, in-18, p. 53 et 56.
|
|
|
|
cette petite activité va s'effondrer en poussière... Je ne
sais pourquoi les peintres, éternellement tourmentés de vastes
ambitions, dédaignent, comme des sujets trop au-dessous de leur
génie, ces petits métiers charmants. Ah! puisse-t-il venir tout de
suite, l'humble peintre génial de ce vieil Orient familier! Tous
les petits métiers l'attendent; et ans le moment même où
j'écris, j'entends la voix de cet autre artisan de la vie
marocaine, la voix de l'âne qui l'appelle!
« Parmi ces trafics puérils, sous ces treillages de roseaux dont
les lumières et les ombres font les délices du photographe,
circule une foule prodigieusement vivante, fruste, primitive, souple
et brutale à la fois, d'une familiarité plaisante que rien de
vulgaire n'enlaidit, l'œil éveillé, les dents blanches, le corps
divinement à l'aise dans sa demi-nudité ou ses lainages aux grands
plis. Gens venus de tous les coins du bled, de la montagne et de la
plaine, avec leurs ânes, leurs mulets et leurs chameaux, Berbères,
Arabes, nègres et demi-nègres, toutes les teintes de la peau,
depuis la couleur du pain cuit jusqu'à « la plus sombre livrée du
soleil éblouissant ». Tout ce monde vaque à ses affaires, le
poignard au côté, avec des pensées, des désirs, des besoins que
je traverse sans les comprendre. (1) »
« Et voici encore les souks de Marrakech la nuit : perspective
obscure de la ruelle, entre les deux rangs d'alvéoles dont chacun,
sous l'auvent, est un creux de clarté chaude autour de trois
flammes - des flammes nourries d'huile, en des lampes de type
antique; sur un rude candélabre.
« Et derrière la procession d'ombres, on ne voit. que les
immobiles figures des marchands, chacun seul, indifférent aux
passants, accroupi, et plus souvent à demi couché près de sa
lumière, au-dessus de ses dattes, de ses menus pots de graisse, de
khol et de goudron, parmi ses pains de sucre; ses cordes, ses
épices. Ou bien il trône, éclairé d'en bas, devant sa longue
balance qui pend de travers, juché tout au sommet d'une pyramide de
fruits secs, entre deux talismans protecteurs : la main de Fathma et
l'hexagone multicolore, barbouillés sur la chaux du mur.
« Quelle apathie ou quelle ataraxie de ces visages musulmans, si
pâles (la pâleur des fumeurs de kif), anémiés, dans leurs graves
colliers de barbe noire! Quel dédain, semble-t-il,
(1) Jérôme et jean THARAUD. - Marrakech ou les Seigneurs de l'Atlas
Paris, Plon, 1920 in-16, o- 97. 98 et 99.
|
|