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   des possibles clients, quel parti pris de retranchement en soi ! C'est à croire qu'ils ne sont venus là que pour se mieux abstraire, pour goûter, au-dessus de la foule, au plus populeux de Marrakech, une solitude, une paix plus profondes. Mais sans doute, rien ne correspond en eux à l'énigmatique des physionomies et des postures: désœuvrement total de l'esprit, comme en ces chats qui s'immobilisent, s'absorbent en de nobles attitudes. Justement j'en vois un, au fond de sa cellule, tout en haut d'un immense tas de raisins séchés, qui caresse un chat d'une main nonchalante, - et sans le regarder, sans rien regarder des humains qui passent à ses pieds. Le parfait accord de la bête et de l'homme! et comme tous deux se suffisent, supérieurs, inaccessibles en cette retraite!
 
« A contre-jour, devant le rang d'échoppes et de petites lampes, se presse la procession d'ombres. Elles vous touchent, vous poussent, vous coudoient, vous dépassent. Tout d'un coup surgissent de hautes oreilles noires, des oreilles de mulets, et sonnent alors des Bâlek ! Bâlek ! clamés à voix impatiente.
 
« Et voici, par terre, dans un carrefour couvert comme le reste du souk, les femmes qui vendent le pain du soir. Devant leurs lampes à trois mèches et leurs plateaux de galettes, elles se tiennent tassées les unes contre les autres, en rang, enveloppées de la tête aux pieds d'une seule pièce de laine, bas et volumineux paquets, fendus de noir à la hauteur des yeux et d'où ne sortent que de maigres bras cerclés d'argent épais, des colliers de douros, un peu de la chemise, dont apparaît la bordure soutachée. Dans le halo des flammes posées devant elles, luit cette barbare bijouterie; et le grain rude et magnifique du haïk s'éclaire, les pannetéés de galettes se dorent. Elles ne se parlent pas. Elles attendent, aussi passives que les marchands, mais combien différentes! - on dirait d'une autre race, - primitives, archaïques par les épaisses cassures de leurs draperies, par la simplicité de leurs volumes. Une grandeur, un mutisme de bétail couché. Prostrées là repliées dans la poussière du souk, les genoux au menton, et les mains aux genoux... Si humbles et si parées... Elles forment, devant leurs flambeaux, une longue masse de clarté dans la nuit qui règne par en bas. (1) »

(1) André CHEVRILLON. - Marrakech dans les palmes. Calmann-Lévy, Paris, 1922, in-18, p- 298, 299, 300 et 301.

      

 
IV. - Le Commerce des Paysans

A la campagne, dans un lieu d'accès commode, absolu­ment désert six jours sur sept, se tient une fois par semaine une sorte de foire. Quand vous passez en auto vous voyez sur la carte beaucoup de lieux appelés ainsi Souk et Arba, Souk el Khemis, etc... ce qui signifie marché du 4e jour (mercredi), marché du 5e jour (jeudi), etc... Si vous n'êtes pas au jour fixé, vous ne voyez personne, mais si vous êtes tombé juste, voici le spectacle qui s'offre à vos yeux :
 
« Un marché arabe ressemble à nos foires de villages; mêmes usages ou à peu près, même personnel de campagnards, de marchands ambulants, de colporteurs, de maquignons. Changez les races, substituez les chaouchs armés de cannes et les cavaliers du beylik aux gardes champêtres et aux gendarmes, la tente mobile du kaïd à la maison communale du maire, imaginez des denrées africaines au lieu de denrées françaises, des troupeaux de chameaux mêlant leur physionomie et leurs grognements, qui n'ont pas d'analogue, à l'aspect, au mouvement connus, d'un parc de bétail composé de chèvres, de moutons, d'ânes, de mulets, de chevaux, de vaches et de bœufs maigres, et vous aurez une première idée du marché du sebt. Reste à supposer maintenant la grandeur du lieu, l'étendue de la plaine environnante, la beauté propre aux horizons de la Mitidja, la gravité d'une lande algérienne. l'éclat de la lumière, l'âpreté du soleil insoutenable même en octobre, enfin une réunion de tentes, avec la forme conique des pavillons de guerre ou de voyage, emblème intéressant quand il est l'expression des mœurs d'une société primitive, usage absurde en Europe, où la tente est la maison toujours suspecte des gens sans profession légitime, ou l'homme errant est présumé n'avoir ni feu ni lieu, où le nomade est plus ou moins un vagabond. Qu'on suppose encore, pour approcher du vrai, le murmure particulier des foules arabes, la nouveauté des costumes, tous à peu près pareils et presque tous blancs, enfin certaines industries locales et bizarres, surtout à cause de leur extrême simplicité.
 
« Les bouchers y viennent avec leurs étaux garnis de viandes saignantes, les maréchaux-ferrants, les cordonniers, les cafetiers, les rôtisseurs avec leurs ustensiles et leur

 
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