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Boutiques, acheteurs, marchands, gens à pied et à cheval, bêtes
de service et bêtes d'achat, tout se trouve aggloméré sans
beaucoup d'ordre, ni de prudence. Les grands dromadaires se
promènent librement et se font faire place, comme des géants dans
une assemblée de petits hommes; le bétail se répand partout où
il peut; l'âne au piquet fraternise avec l'âne mis en vente, et
dans ce pêle-mêle, où les intéressés seuls savent se
reconnaître, il est assez malaisé de distinguer les gens qui
vendent de ceux qui achètent. Les affaires se traitent à
demi-voix, avec la ruse du campagnard et les cachotteries du
trafiquant arabe; on fume des pipes afin d'en délibérer; on boit
du café comme un moyen amical de se mettre d'accord; il y a, de
même qu'en France, des poignées de mains significatives poux
sceller les marchés conclus. Les payements se font à regret,
l'argent s'écoule avec lenteur, avec effort, comme le sang d'une
plaie ouverte, tandis qu'au fond des mouchoirs (le mouchoir tient
ordinairement lieu de bourse), on entend résonner, longtemps avant
qu'elle se décide à paraître, cette chose mystérieuse, si bien
gardée, si bien défendue, si bien cachée, qui s'appelle ici le
douro. (1) »
V. - Le Commerce des Nomades
Les Caravanes
Il est difficile aujourd'hui d'imaginer quelle pouvait être la
splendeur d'une tribu entière se déplaçant des hauts plateaux
vers le Tell. Les facilités de transport que nous avons créées
tendent à faire disparaître ces grandes migrations dont les
Français artistes, au début de notre occupation, comprirent si
bien le pittoresque. Une des plus belles pages de Fromentin décrit
le passage d'une tribu. Le lecteur y goûtera cette grandeur dans la
simplicité que la Bible a su rendre avant tous les romanciers et
mieux que beaucoup d'écrivains :
« C'est une tribu qui voyage », dit Ali : rahil, un déplacement.
« En effet, le bruit ne tarda pas à se rapprocher, et l'on put
bientôt reconnaître l'aigre fanfare des cornemuses jouant
(1) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel-
Paris, Plon, éd. 1925, in-18, p- 253 à 250.
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un de ces airs bizarres qui servent aussi bien pour la danse que pour la
marche; la mesure était marquée par des coups réguliers frappés sur des
tambourins; on entendait aussi, par moments, des aboiements de chiens. Puis la
poussière sembla prendre une forme, et l'on vit se dessiner une longue file
de cavaliers et de chameaux chargés, qui venaient à nous, et se disposaient
à traverser l'Oued, à peu près vers l'endroit où nous nous dirigions
nous-mêmes.
« Enfin, il nous fut possible de distinguer l'ordre de marche et la
composition de la caravane.
« Elle était nombreuse et se développait sur une ligne étroite et longue
au moins d'un grand quart de lieue. Les cavaliers venaient en tête, en
peloton serré, escortant un étendard aux trois couleurs, rouge, vert et
jaune, avec trois boules de cuivre et le croissant à l'extrémité de la
hampe. Au delà et sur le dos de dromadaires blancs ou d'un fauve très clair,
on voyait se balancer quatre ou cinq atatiches de couleur éclatante; puis
arrivait un bataillon tout brun de chameaux de charge stimulés par la
caravane à pied; enfin, tout à fait derrière, accourait, pour suivre le pas
allongé des dromadaires, un immense troupeau de moutons et de chèvres noires
divisé par petites bandes, dont chacune était conduite par des femmes ou par
des nègres, surveillée par un homme à cheval et flanquée de chiens.
« - Ce sont des Arba, dit Ali.
« - Ça m'est égal, dit le lieutenant, du moment que ce n'est pas le
Scheriff.
« Les cavaliers étaient armés en guerre et costumés, parés, équipés
comme pour un carrousel; tous, avec leurs longs fusils à capucines d'argent,
ou pendus par la bretelle en travers des épaules, ou posés horizontalement
sur la selle. ou tenus de la main droite, la crosse appuyée sur le genou.
Quelques-uns portaient le chapeau de paille conique empanaché de plumes
noires; d'autres avaient leur burnous rabattu jusqu'aux yeux, le haïk relevé
jusqu'au nez, et ceux dont on ne voyait pas la barbe ressemblaient ainsi à
des femmes maigres et basanées; d'autres, plus étrangement coiffés de hauts
kolbaks sans bord, en toison d'autruche mâle, nus jusqu'à la ceinture, avec
le haïk roulé en écharpe, le ceinturon garni de pistolets et de couteaux,
et le vaste pantalon de forme turque en drap rouge, orange, vert ou bleu,
soutaché d'or ou d'argent, paradaient superbement sur de grands chevaux
habillés de soie comme on les voyait au moyen âge, et dont les longs chelils,
ou caparaçons rayés et tout garnis de grelots de cuivre, bruissaient au
mouvement de leur croupe et de leur queue flottante. Il y avait là
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