Pages précédentes CAHIERS DU CENTENAIRE DE L'ALGÉRIE LIVRET 10 LA VIE ET LES MŒURS en Algérie Pages suivantes
- 48 - Table des matières - 49 -
   
   Boutiques, acheteurs, marchands, gens à pied et à cheval, bêtes de service et bêtes d'achat, tout se trouve aggloméré sans beaucoup d'ordre, ni de prudence. Les grands dromadaires se promènent librement et se font faire place, comme des géants dans une assemblée de petits hommes; le bétail se répand partout où il peut; l'âne au piquet fraternise avec l'âne mis en vente, et dans ce pêle-mêle, où les intéressés seuls savent se reconnaître, il est assez malaisé de distinguer les gens qui vendent de ceux qui achètent. Les affaires se traitent à demi-voix, avec la ruse du campagnard et les cachotteries du trafiquant arabe; on fume des pipes afin d'en délibérer; on boit du café comme un moyen amical de se mettre d'accord; il y a, de même qu'en France, des poignées de mains significatives poux sceller les marchés conclus. Les payements se font à regret, l'argent s'écoule avec lenteur, avec effort, comme le sang d'une plaie ouverte, tandis qu'au fond des mouchoirs (le mouchoir tient ordinairement lieu de bourse), on entend résonner, longtemps avant qu'elle se décide à paraître, cette chose mystérieuse, si bien gardée, si bien défendue, si bien cachée, qui s'appelle ici le douro. (1) »

V. - Le Commerce des Nomades
Les Caravanes

Il est difficile aujourd'hui d'imaginer quelle pouvait être la splendeur d'une tribu entière se déplaçant des hauts plateaux vers le Tell. Les facilités de transport que nous avons créées tendent à faire disparaître ces grandes migrations dont les Français artistes, au début de notre occupation, comprirent si bien le pittoresque. Une des plus belles pages de Fromentin décrit le passage d'une tribu. Le lecteur y goûtera cette grandeur dans la simplicité que la Bible a su rendre avant tous les romanciers et mieux que beaucoup d'écrivains :
 
« C'est une tribu qui voyage », dit Ali : rahil, un déplacement.
 
« En effet, le bruit ne tarda pas à se rapprocher, et l'on put bientôt reconnaître l'aigre fanfare des cornemuses jouant

(1) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel- Paris, Plon, éd. 1925, in-18, p- 253 à 250.

      

un de ces airs bizarres qui servent aussi bien pour la danse que pour la marche; la mesure était marquée par des coups réguliers frappés sur des tambourins; on entendait aussi, par moments, des aboiements de chiens. Puis la poussière sembla prendre une forme, et l'on vit se dessiner une longue file de cavaliers et de chameaux chargés, qui venaient à nous, et se disposaient à traverser l'Oued, à peu près vers l'endroit où nous nous dirigions nous-mêmes.
« Enfin, il nous fut possible de distinguer l'ordre de marche et la composition de la caravane.
« Elle était nombreuse et se développait sur une ligne étroite et longue au moins d'un grand quart de lieue. Les cavaliers venaient en tête, en peloton serré, escortant un étendard aux trois couleurs, rouge, vert et jaune, avec trois boules de cuivre et le croissant à l'extrémité de la hampe. Au delà et sur le dos de dromadaires blancs ou d'un fauve très clair, on voyait se balancer quatre ou cinq atatiches de couleur éclatante; puis arrivait un bataillon tout brun de chameaux de charge stimulés par la caravane à pied; enfin, tout à fait derrière, accourait, pour suivre le pas allongé des dromadaires, un immense troupeau de moutons et de chèvres noires divisé par petites bandes, dont chacune était conduite par des femmes ou par des nègres, surveillée par un homme à cheval et flanquée de chiens.
« - Ce sont des Arba, dit Ali.
« - Ça m'est égal, dit le lieutenant, du moment que ce n'est pas le Scheriff.
« Les cavaliers étaient armés en guerre et costumés, parés, équipés comme pour un carrousel; tous, avec leurs longs fusils à capucines d'argent, ou pendus par la bretelle en travers des épaules, ou posés horizontalement sur la selle. ou tenus de la main droite, la crosse appuyée sur le genou. Quelques-uns portaient le chapeau de paille conique empanaché de plumes noires; d'autres avaient leur burnous rabattu jusqu'aux yeux, le haïk relevé jusqu'au nez, et ceux dont on ne voyait pas la barbe ressemblaient ainsi à des femmes maigres et basanées; d'autres, plus étrangement coiffés de hauts kolbaks sans bord, en toison d'autruche mâle, nus jusqu'à la ceinture, avec le haïk roulé en écharpe, le ceinturon garni de pistolets et de couteaux, et le vaste pantalon de forme turque en drap rouge, orange, vert ou bleu, soutaché d'or ou d'argent, paradaient superbement sur de grands chevaux habillés de soie comme on les voyait au moyen âge, et dont les longs chelils, ou caparaçons rayés et tout garnis de grelots de cuivre, bruissaient au mouvement de leur croupe et de leur queue flottante. Il y avait là

 
Pages précédentes   Table des matières   Pages suivantes