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supporte mal, avec une indifférence polie mais impatienté, le lent
passage! Que dire de ces prétendus amis, vêtus de noir, mais qui
parlent de leurs affaires, de leurs pauvres petites préoccupations
de vivants, en suivant un cercueil ! Comme je comprends la volonté
de Dinet de reposer à Bou Saada, loin de cette terre parisienne,
où ne plane jamais le silence et où les pauvres morts n'ont pas
pour être bercés dans leur sommeil les vagues de l'Océan, comme
à Rabat, ou comme à Tlemcen le chant des oiseaux qui viennent
boire sur leur tombe, après avoir chanté la vie dans la lumière
d'un matin parfumé d'iris!
« Les tombes arabes sont très simples, même les plus opulentes,
et se ressemblent toutes, ce qui, philosophiquement, est d'un grand
goût. C'est un bloc en maçonnerie, d'un carré long, peu élevé
au-dessus du sol, portant à ses deux extrémités soit un turban
grossièrement sculpté sur un petit fût de colonne, et rappelant
assez exactement la forme d'un champignon de couche sur sa tige,
soit un morceau d'ardoise triangulaire posé debout comme le style
d'un méridien. La dalle de pierre ou de marbre est couverte de
quelques inscriptions arabes: noms du mort et préceptes du Coran.
Quelquefois cette dalle est taillée en forme d'auge et remplie de
terre végétale. On y voit alors un peu de gazon et quelques
fleurs, soit qu'on les y ait plantées, soit que le vent lui-même
en ait apporté les semences. Quelquefois encore on prend soin de
creuser aux deux extrémités de la pierre deux petits trous, en
forme de coupe ou de godet, où la pluie se dépose et fait un
réservoir d'eau.
« D'après une coutume des Maures, on a creusé au milieu de cette
pierre un léger enfoncement avec le ciseau. L'eau de la pluie se
rassemble au fond de cette coupe funèbre, et sert, dans un climat
brûlant, à désaltérer l'oiseau du ciel. Je n'ai pas vu d'oiseau
voler vers ces tombes arides, ni boire aux coupes taries; mais je
pense au Dernier Abencerrage chaque fois à peu près que j'entre
dans le cimetière de Sid-Abd-el-Kader. (1) »
Dans les pays musulmans les cimetières deviennent le vendredi le
lieu de réunion des femmes. Cette coutume est générale en Afrique
du Nord, tout comme à Stamboul dans les cimetières que Loti a
décrits :
(1) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel.
Paris, Plon, éd. 1925, in-18, p. 68 et 69.
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« Il y a un jour par semaine, ce doit être le vendredi, où, sous
prétexte de rendre hommage aux morts, les femmes d'Alger se font
conduire en foule au cimetière, à peu près comme à
Constantinople on se réunit aux Eaux-Douces. C'est tout simplement
un rendez-vous de plaisir, une partie de campagne autorisée par les
maris pour celles qui sont mariées, et j'ai des raisons de croire
que c'est le plus petit nombre. D'ailleurs ce rendez-vous se
renouvelle à peu près tous les jours, et il est rare que, dans
l'après-midi, le champ de Sid-Abd-el-Kader ne soit pas égayé,
autant qu'il peut l'être, par les conversations et les rires. On
fait plus que d'y converser; on y mange, on s'installe sur les
tombes; on y étend des haïks en guise de nappe; la pierre
tumulaire sert à la fois de siège et de table à manger, et l'on
s'y régale, par petits groupes, de pâtisserie et d'œufs au sucre
et au safran. Les grands voiles, qui sont de trop quand nul
indiscret ne se montre dans le voisinage, flottent suspendus aux
cactus; on laisse voir les toilettes de dessous fort brillantes,
quelques-unes splendides, car c'est une occasion de vider ses
coffres, de faire faste de ses parures, de se couvrir de bijoux, de
s'en mettre au cou, aux bras, aux doigts, aux pieds, au corsage, à
la ceinture, à la tête, de se peindre avec des couleurs plus vives
les sourcils et le bord des yeux, et de s'inonder des odeurs les
plus violentes. Qui pourrait dire, mon ami, ce qui se passe alors
pendant ces quelques heures d'indépendance entre toutes ces femmes
échappées aux sévérités du logis fermé ? Qui sait ce qu'elles
racontent de médisances, d'histoires de quartier, de commérages,
d'indiscrétions domestiques, d'intrigues et de petits complots?
Plus libres ici qu'elles ne le sont au bain, elles n'ont pour
confidents et pour témoins que des gens fort discrets, ceux qui
dorment sous leurs pieds.
J'assiste assez souvent à ce spectacle d'un peu loin, caché dans
un observatoire ombreux que j'ai choisi exprès. Je vois tout, mais
n'entends rien qu'un chuchotement général mêlé de notes
gutturales ou suraiguës, une sorte de ramage comparable à celui
d'une grande troupe d'oiseaux bavards. Les rangs s'éclaircissent à
mesure que le soir approche. Des omnibus qui stationnent à peu de
distance du cimetière, comme nos fiacres à la porte des lieux de
plaisir, emportent par charretées ces dévotes mondaines vers
Alger. Et les morts n'ont de repos que lorsque la nuit est de
nouveau descendue sur eux. (1) »
(1) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel.
Paris, Plon, éd. 1925, in-18, p. 70 et 71.
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