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« La diffa est le repas d'hospitalité. La composition en est
consacrée par l'usage et devient une chose d'étiquette. Pour
n'avoir plus à revenir sur ces détails, voici le menu fondamental
d'une diffa d'après le cérémonial le plus rigoureux. D'abord un
ou deux moutons rôtis entiers; on les apporte empalés dans de
longues perches et tout frissonnants de graisse brûlante; il y a
sur le tapis un immense plat de bois de la longueur d'un mouton; on
dresse la broche comme un mât au milieu du plat; le porte-broche
s'en empare à peu prés comme d'une pelle à labourer, donne un
coup de son talon nu sur le derrière du mouton et le fait glisser
dans le plat. La bête a tout le corps balafré de longues entailles
faites au couteau avant qu'on ne la mette au feu; le maître 'de la
maison l'attaque alors par une des excoriations les plus délicates,
arrache un premier lambeau et l'offre au plus considérable de ses
hôtes. Le reste est l'affaire des convives. Le mouton rôti est
accompagné de galettes au beurre, feuilletées et servies chaudes,
puis viennent des ragoûts, moitié mouton et moitié fruits secs,
avec une sauce abondante fortement assaisonnée de poivre rouge.
Enfin arrive le kouskoussou, dans un vaste plat de bois reposant sur
un pied en manière de coupe. La boisson se compose d'eau, de lait
doux (halib), de lait aigre (leben) ; le lait aigre semble
préférable avec les aliments indigestes; le lait doux, avec les
plus épicés. On prend la viande avec les doigts, sans couteau ni
fourchette; on la déchire; pour la sauce, on se sert de cuiller de
bois, et le plus souvent d'une seule qui fait le tour du plat. Le
kouskoussou se mange indifféremment, soit à la cuiller, soit avec
les doigts; pourtant, il est mieux de le rouler de la main droite,
d'en faire une boulette et de l'avaler au moyen d'un coup de pouce
rapide, à peu près comme on lance une bille. L'usage est de
prendre autour du plat, devant soi, et d'y faire chacun son trou. Il
y a même un précepte arabe qui recommande de laisser le milieu,
car la bénédiction du ciel y descendra. Pour boire on n'a qu'une
gamelle, celle qui a servi à traire le lait ou à puiser l'eau. A
ce sujet, je connais encore un précepte : « Celui qui boit ne doit
pas respirer dans la tasse où est la boisson; il doit l'ôter de
ses lèvres pour reprendre haleine, puis il doit recommencer à
boire. » Je souligne le mot doit, pour lui conserver le sens
impératif.
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« C'est dans les mœurs arabes un acte sérieux que de manger et de
donner à manger, et une diffa est une haute leçon de savoir-vivre,
de générosité, de prévenances |
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mutuelles. Ce n'est point en vertu de devoirs sociaux, mais en vertu
d'une recommandation divine, et pour parler comme eux, à titre
d'envoyé de Dieu, que le voyageur est ainsi traité par son hôte.
Leur politesse repose donc non, sur des conventions, mais sur un
principe religieux. Ils l'exercent avec lé respect qu'ils ont pour
tout ce qui touche aux choses saintes, et la pratiquent comme un
acte de dévotion.
Aussi ce n'est point une chose qui prête à rire, je l'affirme, que
de voir ces hommes robustes, avec leur accoutrement de guerre et
leurs amulettes au cou, remplir gravement ces petits soins de
ménage qui sont, en Europe, la part des femmes; de voir ces larges
mains, durcies par le maniement du cheval et la pratique des armes,
servir à table, émincer la viande avant de vous l'offrir, vous
indiquer sur le dos du mouton l'endroit le mieux cuit, tenir
l'aiguière ou présenter, entre chaque service, l'essuie-main de
laine ouvrée. Ces attentions, qui, dans nos usages, paraîtraient
puériles, ridicules peut-être, deviennent ici touchantes par le
contraste qui existe entre l'homme et les menus emplois qu'il fait
de sa force et de sa dignité.
« Et quand on considère que ce même homme, qui impose aux femmes
la peine accablante de tout faire dans son ménage, ne dédaigne pas
de les suppléer en tout, quand il s'agit d'honorer un hôte, on
doit convenir que c'est, je le répète, une grande et belle leçon
qu'il nous donne, à nous autres gens du Nord. L'hospitalité
exercée de cette manière, par les hommes à l'égard des hommes,
n'est-elle pas la seule digne, la seule fraternelle, la seule qui,
suivant le mot des Arabes, mette la barbe de l'étranger dans la
main de son hôte? (1) »
V. - La Générosité
La générosité s'affirme déjà dans la façon dont les Arabes
pratiquent l'hospitalité, mais on ne saurait croire avec quel
plaisir, quelle spontanéité, ils aiment à obliger un ami. Une
bien curieuse anecdote est citée à ce sujet par le général du
Barail : elle rappelle le service que lui rendit un indigène dans
les premiers jours de son commandement à Laghouat
(1) E. FROMENTIN. - Un été dans le Sahara.
Paris. Crès et C", in-12, p. 42. 43, 44 et 45.
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