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   Au Maroc, si le chiffre de 4.411.000 indigènes est approximatif, celui de 95.000 Européens est certain (60.000 Français) (environ 1745).

Pour l'ensemble du Maghreb c'est un total de 1 million 101.000 Européens mêlés à une population indigène de 11.415.000.
La proportion totale est à peu près d'un sur dix. L'avance particulière de l'Algérie est considérable.

Qu'il y ait en Algérie un Européen pour six indigènes, c'est déjà une proportion énorme, suffisante pour faire présumer une action profonde. Par surcroît ce sixième de la population totale n'est pas seulement prépondérant au point de vue politique, il est prépondérant aussi au point de vue social.

Quand l'armée française a débarqué en Algérie en 1830, elle y a trouvé les Turcs installés depuis trois siècles. Ils avaient refoulé dans les métiers manuels, et dans l'humble existence de paysans arabes, à peu près toute la masse des indigènes berbères et arabes; ils avaient la fortune; ils occupaient les postes importants ; ils étaient la bourgeoisie.

Ce qui pouvait subsister de cette bourgeoisie n'a pas survécu longtemps à la suppression de la piraterie, source principale des fortunes privées.

L'Algérie indigène est presque toute entière rurale; elle n'a rien, même à Tlemcen, qui se laisse comparer à la culture musulmane urbaine de Tunis ou de Fez, pour ne rien dire du Caire. Il y a naturellement des bourgeois musulmans; ils ne sont pas une classe distincte.

Il y a là une situation très particulière qu'on ne retrouverait ni en Tunisie ni au Maroc. Cette situation n'a pas été créée par la conquête française; ni même à la rigueur par la conquête turque. Elle est l'aboutissement d'une très longue histoire au cours de laquelle il n'a jamais poussé en Algérie un équivalent de Tunis ou de Fez, une cité-monstre musulmane, condition indispensable d'une bourgeoisie.

Les conséquences sont considérables. Il y a en Algérie une plèbe rurale et pastorale, et, pour encadrer cette plèbe, rien d'autre que les 833.000 colons, seule classe bourgeoise constituée.

Un délégué financier, M. Motard, affirmait l'autre jour, dans une revue locale, que les colons, sixième partie de
      

l'Algérie, payaient à eux tout seuls les cinq sixièmes des impôts. Mais M. Motard se gardait bien de déplorer cette inégalité dés charges fiscales. Tout au contraire; il s'en enorgueillissait. Sous sa plume, le colon affirme la conscience de sa prédominance sociale, il en revendique les responsabilités, et en accepte les charges.
Une situation extraordinairement forte.

En face de cette aristocratie colon, si solidement constituée, les indigènes sont fractionnés en compartiments.

Ils n'ont même pas réalisé l'unité de langue. Un tiers de l'Algérie indigène parle berbère, la langue de Massinissa, et ignore l'arabe, que les deux autres tiers ont adopté. Ce n'est pas une simple différence de langue, ce qui serait déjà grave à soi tout seul, puisque la langue modèle le cerveau. Mais il y a là-dessous des différences totales de genres de vie. D'une part des villageois montagnards, fixés au sol, d'instincts démocratiques, avec un sens aigu de la propriété privée. D'autre part des nomades de grande tente, avec des instincts communistes, avec une organisation aristocratique et princière.

A travers toute l'histoire, les millénaires, ces deux groupes, constitués par les nécessités du climat et du sol, se sont éternellement pillés, massacrés, sans merci et sans trêve. Chaque groupe a eu ses victoires sans lendemain, ses grands hommes à lui, ses gloires propres.

Ce sont bien en effet deux espèces de groupes nationaux. Mais ce ne sont pas deux nations constituées. Il s'en faut de tout. Chacun des deux blocs est hétérogène.
Le Kabyle, dans ses montagnes humides, boisées, est un paysan, tout près des nôtres, un jardinier, propriétaire de sa chaumière et de son jardin, enraciné en un point déterminé du sol.

Le Chaouïa de l'Aurès, dans ses montagnes sèches, est pâtre de moutons, un transhumant dans un tout petit rayon de transhumance. Le village Chaouïa n'a ni la disposition, ni l'architecture du village kabyle.
Le Chaouïa et le Kabyle ont beau parler tous les deux des dialectes berbères, d'ailleurs assez aberrants, il n'y a aucun rapport entre les deux psychologies. Deux petites planètes distinctes.

Le bloc arabe est peut-être encore plus profondément émietté. Dans les premières décades de la conquête, nos pères ont très naturellement groupé à part, dans les statistiques,

 
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