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Mais il faut voir la masse telle qu'elle est : soumise, sans rien de
forcé ni même de résigné, car il n'y a pas de pouvoir qui
puisse, pratiquement, se maintenir par la contrainte pure; nous
obéissant de son plein gré, mais plutôt en vertu de l'habitude
qu'entraîne toute longue cohabitation, que d'un consentement
résultant d'affinités électives; séparée de nous, malgré des
sentiments de sympathie et d'estime réciproques, par un état
social à base de nomadisme, une religion différente et des
traditions contraires.
Ces traditions viennent, il est vrai, d'être interrompues par la
guerre. Les indigènes s'y sont jetés avec nous par milliers; ils
ont enduré nos souffrances, partagé nos deuils, vibré de nos
espoirs et tressailli, enfin, de notre orgueil de la victoire. C'est
un facteur nouveau, dont l'influence matérielle et morale peut
être décisive pour le rapprochement des deux races. On se
tromperait, toutefois, si l'on croyait en aider la réalisation par
des anticipations. Il y aurait, d'autre part, imprudence à oublier
le vertige dans lequel a si souvent sombré la fidélité indigène
devant le mirage de l'indépendance musulmane et à perdre de vue
que certains peuples, après s'être mis à l'école de l'Occident
et lui avoir emprunté ses techniques, se replient sur leur âme
ancestrale et s'enferment dans un nationalisme jaloux.
En mettant les choses au mieux, il demeure que notre idéal de
justice égalitaire et notre conception de la chose publique ne sont
pas encore compris, - et que nous ne savons si et quand ils le
pourront être - par la masse de nos sujets musulmans.
Nous appelons égalité le droit, reconnu à chacun, d'employer
les mêmes moyens juridiques d'action pour acquérir et conserver la
jouissance des biens de ce monde.
Les indigènes en comprennent parfaitement le principe parce que
l'égalitarisme est un trait bien connu de la structure sociale des
communautés musulmanes. Tous les Musulmans possèdent, en effet,
les mêmes droits et nul ne jouit, par le seul fait de sa naissance,
d'un véritable privilège. Les qualités physiques, morales et
intellectuelles peuvent faire le prestige d'un homme très grand
parmi ses semblables, donner un ascendant particulier à certaines
familles dans le clan, à certains clans dans la tribu. Un chef,
grâce à sa valeur personnelle, grâce au nombre de
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ses partisans, peut exercer, sur toute une tribu et même au delà, une
influence considérable. Il pourra en résulter des inégalités de fait,
entraînant pour certains une véritable servitude; - jamais un lien de
dépendance reposant sur une distinction de classes entre Musulmans; car, en
pays d'Islam, tous les hommes libres se valent, et le prix du sang est le
même pour tous.
Mais le désaccord apparaît dans la notion qu'on a, de part et d'autre, des
biens matériels et spirituels dont la jouissance est souhaitable. Plus près
que nous de la nature, les indigènes perçoivent plus clairement la
hiérarchie essentielle des choses qui comptent. Ils conservent aux sentiments
et aux idées leur taille relative dans l'existence, à côté de ces autres
soucis d'une plus sincère importance que sont le travail quotidien, la
moisson à préparer, l'aisance à acquérir et à garder. Leur vie
spirituelle est rudimentaire; la religion suffit à la satisfaction de tous
leurs besoins moraux. Il y a discordance entre cette morale religieuse et
notre morale laïque; notre idéal de justice terrestre leur échappe, parce
que le tréfonds de leur pensée est qu'il n'y a de justice qu'en Dieu. D'une
manière générale, il existe donc une incompréhension réciproque. La
manifestation la plus typique en est, peut-être, l'état actuel du problème
de la naturalisation et du statut politique des indigènes.
Loin d'opposer à ceux-ci le préjugé anglo-saxon d'une supériorité de race
ou l'hostilité profonde d'une Espagne catholique, nous nous sommes toujours
efforcés de les attraire à notre civilisation. C'est dans ce but que nous
leur avons, dès 1865, donné des facilités d'accession aux droits du
citoyen, qui leur conféraient déjà, une véritable vocation à l'égalité
au sein de notre nationalité. Devant le peu d'empressement qu'ils ont mis à
accepter cette offre généreuse, il eût été sage de ne pas la pousser plus
loin. Au contraire, le Parlement, attribuant la rareté de leurs demandes à
des entraves de l'Administration, a tenu à briser ces résistances supposées
et à leur ouvrir toutes grandes les portes de la famille française. La loi
du 4 février 1919 leur a reconnu le droit d'obtenir la qualité de citoyen,
sur une simple demande en justice, sous la seule réserve des conditions
indispensables de loyalisme et de moralité, les laissant libres de lever
cette option et de réaliser, quand il leur plaira, le bénéfice de
l'égalité virtuelle qu'elle contient. Le même texte leur accordait, d'ores
et déjà, tous les droits civils du Français et un
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