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   d'aniline. Or, l'aniline est fugace. Elle donne des tons criards, les rouges et les verts notamment. Elle déborde le dessin, le dégrade et fait d'un tissu une cohue de couleurs. Le tapis algérien perdit rapidement sa réputation de pureté sobre, de finesse, de solidité. M. Vachon l'avait déjà vu en Perse : " l'aniline a fait un grand mal à l'industrie; son emploi représentant une économie considérable, les teinturiers indigènes se sont empressés de l'adopter. Or, comme d'une part, ils ne savaient pas s'en servir, et, d'une autre, que le produit allemand qu'on leur vendait était généralement de qualité très inférieure, au bout de quelques mois, les couleurs des tapis avaient complètement sauté. Il en est résulté un tel discrédit de cette cette production, discrédit qui menace l'industrie tout entière, que le Shah rendit un édit prohibant l'entrée des couleurs d'aniline en Perse ".
Les teinturiers s'étaient d'ailleurs heurtés à un obstacle imprévu : la difficulté croissante de se procurer des matières premières. A Kalaâ, par exemple, écrit Mlle Bonnet, " les " indigènes employaient la cochenille, qu'ils récoltaient sur les chênes appartenant à la variété dite kermès... La variété que l'on trouve depuis la disparition des belles forêts d'autrefois, est de mauvaise qualité pour la teinture; aussi dans les derniers temps préféraient-ils s'en procurer à Mascara. Ils l'achetaient tout préparé en poudre... " En même temps, décroissance des cultures comme la garance et la gaude. Enfin, l'indigotier qui, d'après Ion Khaldoun, foisonnait dans le Maghreb, paraît avoir à peu prés disparu.
Telles sont, sommairement énumérées, les causes qui entraînèrent en Algérie la décadence des arts mineurs indigènes. Elles procèdent, en dernière analyse, des facteurs d'ordre général qui ont conditionné l'économie mondiale au cours du XIXème siècle, lors de la transformation des industries domestiques ou locales en industries à grand rendement.

Cent ans d'amitié française

Dans sa savante préface au livre de M. Delaye, Mme Marguerite Bel a signalé le capitaine Carette, qui, dés 1844, proclamait la nécessité de rénover le tissage algérien. En 1845, se révélait une admirable initiatrice, Mme Luce, celle qu'avec ses élèves nous devons proclamer la Grand'mère de l'art algérien. Vie de pure abnégation et de désintéressement passionné! Mme Luce n'a jamais rien demandé. C'est à ses " risques et périls " - un document officiel le précise - qu'elle a créé, à Alger, en 1845, la première école-ouvroir indigène.

      

La France a toujours eu de ces collaborateurs demeurés dans l'ombre et qui, de leurs doigts agiles, tissent l'avenir. Mme Luce, d'une intuition vive et déliée, retrouva toutes les finesses de la broderie turque, Elle forma plusieurs générations de disciples que sa grande âme et son art attachèrent à notre cause. Sa petite fille, Mme Luce Ben Aben, a continué l'œuvre grand-maternelle jusqu'à sa mort (1915) en la complétant par la conservation de broderies anciennes, réunies aujourd'hui dans les

 
Fig. 68 bis. - Dessin d'un coussin antique.
deux salles du Musée des Antiquités d'Alger qui portent son nom, et par l'établissement de modèles nouveaux devenus le premier fonds du Cabinet de Dessin de l'Académie.
Dans une page écrite il y a près de 30 ans (Monde Moderne, sept. 1901), M. Paul Crouzet décrit l'ouvroir de Mme Luce Ben Aben : encore aujourd'hui, c'est le tableau de nos écoles de filles indigènes :

" Tous les matins, arrivent, amenées par une conductrice qui va les chercher dans leurs demeures respectives, une trentaine de jeunes filles de six à quatorze ans, munies chacune d'un petit panier à maigres provisions. La régularité n'est pas leur première vertu: car au moindre événement dans leur famille, à la moindre fête religieuse ou matrimoniale dans celle des autres, elles font défection pour passer parfois plusieurs jours et plusieurs nuits à pousser de joyeux youyous. Aussi, le jour de leur rentrée, ne pourra-t-on attendre d'elles qu'un paisible sommeil sur le métier.

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