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des murailles de sa place, ce marché indigène pour lequel on avait commis autrefois tant d'infructueuses faiblesses ; et, pour faciliter les bonnes relations de voisinage, on construisit un pont de bois près l'embouchure de la Summam.

Ce revirement complet des esprits plongeait, en une mortelle inquiétude, les chefs qui s'étaient le plus compromis, depuis une dizaine d'années, dans la cause de l'émir. N'avaient-ils pas à redouter notre légitime vengeance ? Encore que les tribus n'eussent jamais violé spontanément l'asile où ils auraient cherché l'oubli dans une condition privée, ne pouvions-nous obtenir d'elles, soit par la menace, soit par l'emploi de la force, l'exil ou l'extradition de nos anciens ennemis ? Tout montagnard eût trouvé cette perspective plus effrayante que la mort même, et ceux-ci, d'ailleurs, renonçaient avec amertume à l'exercice d'une autorité depuis longtemps héréditaire au sein de leurs familles. Une seule démarche semblait propre à tout concilier : c'était le recours à l'aman des Français ; aucun vaincu ne I'avait imploré vainement. On le savait, en Kabylie comme partout ; et dans certaines circonstances, ce renom de magnanimité devenait, en notre faveur, un puissant levier politique.

Une autre considération agit encore sur Ben-Salem ; on lui rendit son fils. Or, dans le pays kabyle ces sortes de restitutions, entre ennemis, d'un personnage de quelque importance, deviennent habituellement l'occasion d'une démarche pacifique. Ben-Salem entra, dès ce moment, en correspondance avec nous, et quelques entrevues avec le chef des affaires arabes d'Aumale, achevèrent de lui inspirer un parti décisif.

Le 27 février 1847, on vit entrer au camp d'Aumale l'ancien khalifa de l'émir, accompagné de presque tous les chefs kabyles qui l'avaient soutenu durant sa longue résistance. Bel-Kassem-ou-Kassy s'était, comme les autres, mis en route ; mais tombé tout-à-coup malade, il avait chargé son frère d'apporter de sa part un consentement anticipé à toutes les conditions d'aman.

    

 

   
Un mois après, les mêmes chefs se rendaient à Alger, où ils reçurent le plus honorable accueil. Des cavaliers et la musique militaire furent envoyés au-devant d'eux ; le colonel Ladmirault, commandant la subdivision d'Aumale, les présenta lui-même au Maréchal. Une maison du domaine était préparée dans la ville pour les recevoir ; on y logea Ben-Salem avec son intime ami, le marabout Si Abd-er-Rahman, de Dellys, qu'il avait amené. Tous ces chefs furent vus dans les salons du Gouverneur ; on les promena dans la ville et dans les environs : rien ne fut négligé de ce qui pouvait mettre en relief la puissance et l'hospitalité françaises. Au reste, le moment se trouvait heureux ; Alger semblait alors le rendez-vous des indigènes de haute distinction ; les khalifas de Mascara et de Mostaganem, le frère de Ben Mahy-ed-Din y passaient, à la veille de s'embarquer pour voyager en France ; le fameux chérif Bou-Maza venait également d'y être envoyé par le colonel Saint-Arnaud, à qui, vaincu, sans ressources, hors d'état de continuer la lutte, il était allé se rendre volontairement.

Ces importantes soumissions qui étendaient notre influence sur tous les versants du grand pic du Jurjura, nécessitaient de notre part une nouvelle organisation.

Deux bach-aghaliks (1) furent créés : l'un en faveur de Bel-Kassem-ou-Kassy comprenait, outre les tribus directement attachées à ce chef, les anciens aghaliks de Taourga et des Ameraouas ; l'autre, composé du soff de l'Oued-Sahel et de l'aghalik déjà créé des Beni-Djâd, appartenait naturellement aux Ben-Salem ; mais le trop fameux khalifa de l'émir, l'agent infatigable de la résistance dirigée contre nous, pouvait-il, du jour au lendemain, se transformer en un bachagha de la France ? Cette volte-face effrontée semblait inadmissible. Lui-même parut le comprendre ; car il annonça l'intention de quitter les affaires publiques et d'entre prendre le pèlerinage de la Mecque. 

 

(1) Bach-aghalik dérive de bach-agha, qui signifie agha en chef. Bach : tête.

 
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