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" Dis-lui que j'ai confiance en sa parole. La confiance est compagne de la force. Sans aucune garantie de sa part, je vais suspendre ma victoire. On évacuera les villages, on éteindra les feux, on respectera tous les champs qui n'ont pas encore été dévastés. Qu'il parte. Je vais lui signer tout à l'heure un laisser-passer pour franchir nos colonnes éparses. Qu'il songe à tenir sa promesse, ou ma justice serait inflexible. "

Le Kabyle s'incline, baise la main du Gouverneur et s'écrie :
" Si je manque à ma parole, que Dieu me fasse tomber entre tes mains, et que tu m'envoies prisonnier à Paris ! Demain avant le coucher du soleil, je t'a- mènerai tous les chefs des Beni-Abbas. Dans tous les cas, je viendrais seul. "

Le chef kabyle s'éloigne avec un sauf-conduit, et sa courte apparition continue d'occuper vivement le cercle d'officiers qui en a été témoin.

Cependant trois coups de canon donnent le signal de la retraite ; les clairons retentissent et se répondent de proche en proche ; on voit nos troupes sortir de chaque village, se former en bataille, puis insensiblement s'écouler vers la plaine par différents chemins ; elles laissent derrière elles comme un terrible souvenir de leur passage, les coteaux sillonnés de larges bandes noires : ce sont des champs de céréales grillées sur pieds, et au-dessus des pitons d'alentour, quelques nuages de fumée qui les font ressembler à autant de volcans.

Les corps qui ont séjourné dans les villages supérieurs, tels que les zouaves, les tirailleurs indigènes, les chasseurs d'Orléans, le goum, redescendent chargés de butin. Ils emportent des armes en grande quantité, de longues pièces d'étoffes, des tapis, des burnous, dont plusieurs ont été saisis chez le fabricant même, car ils ne sont pas achevés. Les plus heureux ont ramassé des bracelets, des anneaux de pied, des colliers, des pendants 

    

 

   
d'oreilles, des plaques d'argent ciselé, des ceintures brodées d'or, etc. D'autres, plus grotesques, le fusil en bandoulière, n'ont pas assez de leurs deux mains et de leurs deux bras pour étreindre des chevreaux, des moutons, des volailles qui se débattent, bêlent et crient, accompagnés des imprécations de leurs ravisseurs.

Cependant on recueille comme témoignage de l'industrie des habitants, plusieurs instruments qui servaient à la fabrication de l'huile ou à celle des armes. Azrou est renommé fort au loin pour la belle confection de ses platines qui se vendent jusqu'à Tunis. Plusieurs sont remises au Gouverneur, quelques-unes inachevées, quelques-unes aussi d'une trempe, d'un poli, d'une netteté d'arête, d'une élégance de ciselures bien supérieurs à l'idée la plus favorable qu'on aurait pu s'en faire.

On s'informe le plus tôt possible des pertes éprouvées dans cette brillante attaque. Elles ne se montent qu'à quarante-sept hommes de tout grade hors de combat, sur lesquels huit ou dix blessés mortellement ou déjà morts. Rien ne prouve mieux combien l'on épargne de sang à mener les affaires avec une extrême énergie.

Le lendemain, avant trois heures de l'après-midi, tous les chefs des Beni-Abbas étaient rendus devant la tente du Gouverneur, et les conditions de l'aman leur étaient dictées.

On fixait leur impôt annuel à 50,000 fr. ; on leur enjoignit d'obéir dorénavant à notre khalifa Mokrani. Le chef qui s'était présenté, la veille, répondit simplement :

" Nous sommes vaincus. Nous exécuterons toutes tes volontés. " Puis, se tournant avec une fierté sauvage vers le vieux Mokrani : 

" Nous lui obéirons, ajouta-t-il, non à cause de lui, mais à cause de toi. C'est toi seul qui nous a vaincus ; lui, sans cela, ne nous 

 
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