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eût jamais commandés. Aucun homme, ni de sa race ni d'une autre, ne l'avait pu faire avant toi. " L'orgueil républicain du Kabyle tenait à constater ainsi la nature de sa soumission vis à-vis d'un grand chef arabe.

A ce trait, on peut en joindre un autre qui achève de peindre ce rigorisme libéral. Le moment de l'investiture était venu. Quatorze chefs devaient commander aux trente villages des Beni-Abbas. On apporta les quatorze burnous ; ils étaient tous pareils, à l'exception d'un seul plus riche et d'une qualité supérieure, qu'on destinait au chef dont l'initiative et l'influence sur les autres avaient été si remarquées. Mokrani s'aperçut à temps de cette distinction, et prévint le Maréchal qu'elle froisserait au plus haut point, non seulement les treize chefs moins bien traités, mais encore les fractions qu'ils représentaient. On tint compte de l'avis, et un cadeau particulier fut substitué à la distinction emblématique du burnous, si compromettante pour l'égalité kabyle.

Pendant cette cérémonie, une sorte de marché bizarre se tenait à l'un des angles de notre camp. Un grand nombre de Beni-Abbas étaient venus racheter à vil prix ou échanger contre des vivres la plupart des objets qui leur avaient été ravis la veille. Il est remarquable qu'aucun désordre n'ait troublé ces transactions d'une nature assez irritante.

La nouvelle du combat d'Azrou avait retenti comme un coup de tonnerre au loin de montagne en montagne, et l'armée, depuis lors, ne rencontra pas une seule tribu qui n'eût envoyé à l'avance ses offres de soumission. Ce furent d'abord les Illoulen, les Beni-Aydell , et deux autres fractions moins importantes qui for ment une confédération autour de la zaouïa de Sidi ben-Ali-Chérif.

La zaouïa, qu'on peut considérer comme le centre du gouvernement de ce petit état théocratique, est située près de Chellata. Notre camp fut posé non loin d'elle, et des 

    

 

   
communications fréquentes établies pendant deux jours avec les tolbas qui l'habitent, nous fournirent sur son compte un recueil de détails matériels et de légendes religieuses dans lequel nous allons choisir.

La zaouïa de Sidi-ben-Ali-Chérif, renferme trois tombeaux que les Kabyles et même les Arabes viennent visiter de fort loin. Ces tombeaux sont : celui du fondateur de l'établissement, Sidi Mohammed-ben-Ali-Chérif ; celui de Sidi-Saïd, dont les descendants sont aujourd'hui dépositaires du pouvoir, et celui du fameux marabout de Milah, qu'on nommait Cheïkh-el Tounezy.

L'autorité suprême est passée par extinction dans la famille de Si-Saïd, dont la sainteté justifia hautement cette faveur. Il devint lui-même un objet de récits merveilleux ; la voix d'en haut lui dit un jour : " Parle, que désires-tu ? Tes souhaits seront accomplis. Veux-tu cinq enfants mâles et cent tolbas qui fassent honneur à ta maison et à la zaouïa.

" - Non, répondit le marabout ; mais donnez à chacun de mes successeurs un enfant mâle seulement et cinq cents tolbas distingués : je serai satisfait. "

Depuis ce temps, le peuple reste convaincu que les chefs de la zaouïa doivent avoir tous un fils, mais un seul, et jusqu'ici cela s'est vérifié.

Une prescription singulière est imposée par le fondateur de l'établissement à tous les chefs qui lui succèdent. Elle leur interdit de quitter le territoire du petit état : la crête des montagnes au nord, la rivière au sud, sont pour eux des limites infranchissables, sous les peines les plus terribles, car il n'y va pas de moins que la ruine de la zaouïa, dont l'orgueil et les mauvaises passions du contrevenant deviendraient la cause infaillible. On raconte à ce 

 
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