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Entre cette région arabe et la région kabyle, un phénomène naturel indique nettement la limite. Près du village de Djedida s'ouvre une porte colossale au milieu des rochers ; et cette porte en effet sépare deux pays dont le contraste est saisissant. Qu'on la franchisse vers le sud, on admire aussitôt les riches cultures et les moissons dorées de la Medjana. Qu'on la traverse dans la direction du nord, l'œil ne rencontre plus qu'un sol abrupt et tourmenté, une végétation languissante, des crêtes couronnées de quelques arbres résineux ; mais à mesure qu'on s'élève, le paysage revêt insensiblement ce genre de beauté propre à la nature des montagnes. Une source magnifique jaillit d'un roc immense, coupé verticalement, couvert de mousse, ombragé de mille plantes flexibles. De ce point, un sentier part, serpente entre deux rochers qui l'encaissent comme des mu railles gigantesques, et il débouche sur le plateau culminant de Bouni.

Trois lieues séparent Bouni de Kuelâa : ce sont les difficultés de cette route qui dépassent tout ce qu'on peut imaginer ; elle circule presque toujours sur une crête amincie, effilée, offrant parfois un mètre de largeur, avec d'effrayants précipices à droite et à gauche. Enfin, le terme du voyage est annoncé par deux pitons que l'on contourne, et l'on arrive sur un plateau de six kilomètres, qui ne tient à la surface terrestre par aucun autre point. Porté sur des murailles de roc, verticales ou en surplomb, dans lesquelles on a pu tailler à grand'peine quelques sentiers de chèvres, ce plateau semble un môle immense auquel le soulèvement isolé, dont on vient de parcourir la crête, servirait de jetée gigantesque ; et tout cela domine un bassin en forme d'entonnoir, qui achève de rendre le tableau tout-à-fait fantastique.

Cette plate-forme, l'un des jeux les plus bizarres de la nature, porte quatre villages ou quartiers dont l'ensemble constitue la ville de Kuelâa. Nous avons déjà relaté le rôle brillant des Mokhranis dans cette localité ; ils lui auraient fourni plusieurs sultans, ou, selon d'autres versions, un seul, Abd-el-Aziz, qui aurait été assassiné par des gens du quartier de Chouarikh. 

    

 

   
Les ruines que l'on trouve aujourd'hui sur cet emplacement, à la pointe nord-est du plateau, constateraient, dit-on, la vengeance mémorable tirée de ce forfait. On montre également, sur ce point, une masure crénelée, qui s'appelle Bordj-el-feteun (le fort de la dispute).

Abd-el-Aziz passe non seulement pour avoir bâti la Casbah, dont on voit encore les ruines, mais pour avoir introduit dans Kuelâa quatre canons de gros calibre. Eu égard au site de la ville, ce fait serait traité de fabuleux, si les quatre pièces n'en attestaient encore par leur présence l'inexplicable vérité. Deux sont du calibre de 36 et d'origine française, car elles portent les fleurs de lys et une L surmontée de la couronne royale. La troisième était beaucoup moindre, la quatrième est cassée. Elles jonchent aujourd'hui la terre, l'une sous un arbre au village des Ouled-Hamadouche, les autres près de la mosquée d'Ouled-Yahia-ben-Daoud et dans les mares (gheder) des Ouled-Aïssa. Les habitants conservent encore quelques notions exactes sur la charge de ces pièces ; ils disent que les plus grosses portent un boulet plein de dix-huit kilogrammes, et consomment à chaque coup six kilogrammes de poudre.

Aujourd'hui, après des révolutions successives qui ont transporté le pouvoir de mains en mains, depuis les premiers Mokhranis jusqu'aux Turcs, les habitants du plateau de Kuelâa se gouvernent eux mêmes, par l'intermédiaire d'une djemmâ nationale. Ils peuvent lever 700 fusils. Leur fraction tient une place importante dans le soff des Beni-Abbas.

L'aspect général de Kuelâa est riant, il atteste l'aisance ; les maisons ordinairement bien construites, souvent crépies à la chaux, toujours couvertes en tuiles, offrent le plan commun à la plupart des habitations mauresques. La porte d'entrée en marqueterie grossière où le jaune, le rouge et le vert, se repoussent mutuellement, donne accès dans une cour intérieure 

 
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