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ombragée par deux ou trois arbres ; les chambres du rez-de-chaussée servent d'écurie, de cuisine, de grenier à fourrage ; l'étage supérieur est celui qu'on habite. Les mêmes proportions architecturales règnent sensiblement partout. Aussi la grande mosquée domine-t-elle la ville entière ; une galerie formée de plusieurs cintres et deux peupliers qui décorent son entrée, lui donnent un aspect gracieux.

Malheureusement, la ville manque d'eau. Point de sources, point de puits, point de citernes. Sur le bord d'une allée qui réunit les quartiers Ben-Daoud et Ouled-Aïssa, on a creusé sept bassins dans le roc ; l'eau n'y tombe que goutte à goutte. Pendant l'hiver les eaux pluviales, les mares suffisent à tous les besoins des habitants ; mais pendant la sécheresse, ils sont obligés de recourir à l'Oued-Beni-Hamadouche, qui serpente au fond de leur ravin, à plus d'une demi lieue, et où ils ne peuvent arriver que par les sentiers véritablement périlleux dont nous avons parlé. Sur les bords de cette rivière on trouve aussi les cultures de l'endroit (1) ; elles ne suffiraient point à nourrir la dixième partie de ses habitants, s'ils ne trouvaient dans l'industrie et le commerce de puissantes ressources.

Les gens de Kuelâa, sous ce rapport, sont dignes d'appartenir aux laborieux Beni-Abbas ; ils fabriquent une énorme quantité de vêtements en laine, qu'ils vont vendre au loin dans l'Algérie et même dans les autres états barbaresques. On compte toujours plus de trois cents des leurs expatriés à Constantine, Alger, Bône, Médéah, Tlemcen ou Tunis, s'occupant de travailler la soie, de monter des burnous, des gandouras, etc. Les femmes ne restent point oisives : elles tissent avec une perfection et une célérité qui les rendent pour leurs maris une véritable source de richesses ; aussi sont-elles très-recherchées par ce motif, et en raison de 

 

(1) La seule qui mérite une mention spéciale est celle du thage, arbuste dont la feuille donne une décoction analogue à celle du thé, plus agréable même, au dire des gens de Kuelâa.

    

 

   
leur réputation de beauté. Cette distinction de race semble avoir introduit dans les mœurs du pays une élégance à-peu-près inconnue au reste de la Kabylie. On y trouve infiniment plus de recherche et de propreté dans le costume. A l'ombre des treillages qui garnissent certaines rues, ou à celle des bouquets d'arbres qui s'échappent de toutes les cours intérieures, on aperçoit les indigènes vêtus d'une gandoura, de deux burnous, et portant sur la tête une chachia rouge entourée d'un turban de cotonnade blanche.

Le dernier trait qui nous reste à tracer pour compléter la physionomie de Kuelâa caractériserait, à lui seul, l'état de désordre et d'anarchie dont cette contrée fut si longtemps victime. La position de Kuelâa en avait fait un lieu de refuge, où toutes les grandes familles venaient mettre à l'abri leur fortune et non pas seulement leurs bijoux, leurs espèces, mais leurs grains même qu'ils enfouissaient dans de vastes mannes isolées du contact de la terre au moyen d'un lit de rondins. Les divers membres de la famille Mokhrani possèdent ensemble une douzaine de maisons à Kuelâa. Souvent, quoiqu'on y soit propriétaire et qu'on y ait des serviteurs fidèles, on préfère confier son argent, ses bijoux, à de simples habitants. Ce dépôt reste constaté par un écrit double, signé en présence de témoins qui assistent également à la remise des objets dans une botte, et à la fermeture de celle-ci. Jamais il n'y eut exemple, dit-on, d'un dépositaire infidèle. Bien des fois, d'irréconciliables ennemis qui bouleversaient toute la contrée environnante, eurent leurs fortunes entières déposées porte à porte dans cette ville de neutralité. Aussi en est-il résulté pour elle une bienveillance générale ; au milieu des guerres les plus acharnées, ses enfants trouvaient de part et d'autre un accueil favorable.

 

 
 
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