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III.

 
Revenons à la Grande Kabylie pour l'embrasser une dernière fois d'un coup d'œil général. Elle est conquise : quelle destinée lui fera son conquérant ?

A lui s'offre une population condensée, laborieuse, non pas sauvage, mais à demi barbare, moins esclave de sa religion que de ses marabouts, indépendante depuis des siècles, et depuis des siècles aussi invariable ment attachée à ses coutumes nationales.

Aux temps passés où l'esprit de conquête était entaché de violence, de fanatisme et de rapacité, peut-être le vainqueur fût-il parvenu à détruire en partie cette population, à lui ravir le sol pour le distribuer à des immigrants de sa race ? Peut-être eût-il ramené par le fer sous les lois de l'Évangile, ceux dont les ancêtres jadis furent convertis de la sorte au Koran ? Peut-être, en un mot, par un abus impitoyable de la disproportion des forces, eût-il réussi à comprimer toute résistance sous le poids de la terreur et à noyer dans des flots de sang l'antique nationalité kabyle. L'invasion des Arabes, celle des Barbares du Nord montrent quelquefois le succès au bout de ces moyens terribles ; mais leur emploi, dans notre siècle, ne peut pas même être sérieusement mis en discussion.

Si le conquérant civilisé apporte à l'accomplissement de son oeuvre des moyens matériels supérieurs à ceux du conquérant Barbare, d'un autre côté, sa marche est à chaque pas entravée par des considérations morales, humanitaires, dont l'autre s'affranchit toujours, et auxquelles le vaincu ne sait jamais rendre justice. Toutefois, ni ce dernier mécompte, ni aucun autre, ne lui permettent de méconnaître son honorable caractère ; le seul but qu'il puisse s'avouer à lui-même, dans une tentative d'agrandissement quelconque, est la propagation des lumières, la communication du bien-être, le progrès continu de l'œuvre 

    

 

   
civilisatrice appliquée à l'espèce humaine.

Mais précisons ce noble but afin de signaler l'écueil qu'on trouverait en le dépassant.

Les lumières, le bien-être, le progrès, la civilisation pour tout dire en un mot, n'ont-ils qu'une forme possible? Sur le nombre des peuples qui de plus près ou de plus loin y tendent par des routes évidemment non convergentes, faudrait-il admettre qu'un seul dût réellement atteindre cet idéal absolu, tandis que tous les autres ne se rapprocheraient incessamment que d'une inconcevable chimère ? Non, non ; la civilisation n'est point un moule coërcitif, elle est un vêtement souple qui permet à chacun de se mouvoir en liberté selon le vœu de sa nature originale ; et c'est par cette pensée qu'on s'élève à la prévision du plus magnifique spectacle dont la terre puisse devenir le théâtre : celui de toutes les nations qui la couvrent, unanimes sur les grands principes de droit naturel et de conscience humaine, mais diverses dans leurs génies, constantes dans leur patriotisme individuel, continuant d'agrandir, grâce à la variété de leurs efforts, le domaine sacré des beaux-arts et de l'industrie, où l'esprit d'exclusion eût tout desséché par son souffle ; enfin, dans leur sein même, sachant unir au culte de la communauté le respect du cachet personnel dont la Providence n'a pas doté ses moindres créatures pour nous léguer la triste tâche de les ramener toutes à un type unique, mais bien pour nous apprendre que nous devons les accepter ainsi et trouver le secret d'en jouir avec celui de les harmonier.

Si nous dirigions en effet, conformément à ces idées, nos tentatives de culture sociale dans la Grande Kabylie, nous reconnaîtrons qu'elles n'exigent ni défoncements profonds, ni engrais de sang humain. Notre philanthropie se réjouira d'observer quelques traces d'art sur ce sol qui passait pour brut ; elle concevra l'espérance de transformer, avec l'aide du temps, les hommes et les choses, sans compromettre aucun intérêt matériel, sans heurter aucun sentiment national.

 
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