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ni de gouvernement central. Autant de tribus, autant d'unités ; mais ces unités se groupent diversement selon les intérêts politiques du jour. Il en résulte des ligues offensives et défensives qui portent le nom de soff (rang, ligne). Les tribus ainsi alliées disent : nous ne faisons qu'un rang, qu'une seule et même ligne. Des intérêts communs, des alliances anciennes ou nouvelles, des relations de voisinage, de transit, de commerce, telles sont les causes qui déterminent la formation d'un soff.

Le soff oblige les tribus contractantes à partager la bonne et la mauvaise fortune. Il se proclame dans une assemblée générale de leurs clefs. On y règle aussi le plan des opérations militaires, le nombre, l'ordre des combattants, leur point de réunion ; enfin, on élit un chef. Quand c'est une tribu qui a particulièrement réclamé le soff, pour se garantir ou se venger d'un ennemi, c'est elle qui fournit en général le chef de l'expédition. Toutefois les auxiliaires qui viennent combattre, sur le territoire et pour la cause d'un allié, n'en apportent pas moins leurs vivres et leurs munitions. La tribu secourue ne les fournit que dans le cas où la guerre se prolongeant au-delà des prévisions, elle prierait ses défenseurs de demeurer cher, elle, après qu'ils auraient consommé leur approvisionnement.

Certaines tribus passent fréquemment d'un soff dans un autre, soit par inconstance d'humeur, soit par une mobilité politique inhérente à leur situation, quelquefois parce qu'elles se laissent gagner à prix d'argent. Dans ce dernier cas, elles perdent beaucoup dans l'estime publique ; on s'en sert en les méprisant. Il se forme des soffs par suite d'inimitiés communes à plusieurs tribus. Ceux-là se font la guerre entr'eux. C'est l'image de la ligue des cantons catholiques contre les cantons protestants, en Suisse.

Il y a des soffs accidentels, momentanés ; d'autres ont des motifs si stables qu'ils durent depuis des siècles.

    

 

   
En cas de péril universel, il se constitue spontanément de grands soffs pour assurer la défense commune : Que les marabouts prêchent le djehad (guerre sainte), que l'on redoute l'invasion des Chrétiens, et toute la Kabylie ne forme plus qu'un soff. Il en naîtra plusieurs, mais animés du même esprit, si l'on apprend que l'ennemi doit déboucher par un certain nombre de points à la fois. Les tribus menacées dans chaque direction se concentrent alors en autant de soffs particuliers qui cherchent, autant que possible, à lier leurs opérations ensemble. Mais l'égoïsme et les rivalités s y opposent, presque toujours. Dans les réunions trop nombreuses, certaines familles rivales aspirent au commandement ; l'amour-propre et l'intrigue se mettent de la partie. Tantôt on se sépare sans avoir rien pu décider, tantôt des dissidents abandonnent la cause commune.

Il existe en effet chez les Kabyles (étrange disparate au milieu des mœurs les plus républicaines), il existe quelques grandes familles d'origine religieuse ou militaire, dont l'influence incontestée domine plusieurs tribus tout à la fois. Ce sont elles qui fournissent des chefs à tous les soffs un peu considérables, devant leurs membres, tout autre candidat se retire. C'est aussi dans leur sein que tous les gouvernements prétendant à la domination sur les Kabyles se sont efforcés de prendre leurs intermédiaires ; ils ont alors conféré à ceux-ci des titres de khalifas d'aghas (1), etc. Cette politique fut celle des pachas turcs et ensuite d'Abd-el-Kader; elle est devenue la nôtre par la force des choses.

Nous reviendrons plus loin et en détail sur ces familles prépondérantes ; elles joueront un très-grand rôle dans le cours de notre récit.

 

(1) Khalifa : lieutenant. Employé seul, ce mot signifie lieutenant du chef suprême, ou même du Prophète. Dans ce dernier sens, nous l'avons traduit par : Calife Agha, chef immédiatement inférieur, presque toujours militaire.

 
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