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Par conséquent, tout homme doit
être considéré comme un soldat qui sert depuis quinze ans
jusqu'à soixante au moins. C'est donc une méprise étrange,
et trop commune pour être tue, que celle d'évaluer la
population kabyle d'après la quantité de fusils, ou
réciproquement, sur le pied d'un guerrier par six personnes,
comme on fait en Europe. Les combattants, dans ce pays,
doivent former le tiers de la population complète ; en
calculant sur cette base, on se trompera peu.
Les Kabyles sont en outre assujettis à la corvée, touiza,
mais non point comme les Arabes qui la doivent pour faire
valoir les biens du beylik. Le Kabyle ne connaît la touiza
que pour sa mosquée, ses marabouts, la fontaine commune, les
chemins qui peuvent être utiles à tous. Il fait encore la
corvée pour creuser la tombe de l'un de ses compatriotes.
Voilà toutes les dettes du Kabyle envers l'État. On voit
comment il contribue de sa personne et de sa bourse au
maintien de la chose publique; mais ce qu'on cherche
vainement, c'est une administration capable de régulariser
tous ces efforts et d'en tirer le meilleur parti possible; ce
qu'on ne trouve pas non plus, c'est la force publique en
mesure de les exiger au besoin. Il semble que l'opinion soit
le seul tribunal auquel puissent être renvoyés tous les
délits contre l'État.
Telle est la fierté kabyle, tel est son penchant
instinctif pour l'égalité absolue et peut-être aussi son
ombrageuse défiance, qu'il a pris à tâche, pour ainsi dire,
de supprimer tous les dépositaires du pouvoir social. Les
marabouts qui en possèdent la principale part, l'exercent
avec ménagement et par voie de persuasion. Quant aux amines,
leur moindre abus d'autorité se heurte promptement à un
refus d'obéissance exprimé dans les termes les plus
énergiques : enta cheikh, ana cheikh ;
littéralement : toi chef, moi chef.
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Si l'on se faisait une idée de
la vie réelle des Kabyles d'après les conséquences
vraisemblables d'un gouvernement comme celui qui vient d'être
esquissé, quel effrayant tableau n'aurait-on pas sous les
yeux ? point d'unité dans le pouvoir, point de cohésion dans
les masses ; partout l'intrigue et les rivalités politiques,
partout la prérogative privée bravant l'intérêt général
; nulle hiérarchie sociale, nulle autorité préventive,
prévoyante, douée d'initiative ; l'opinion sans consistance,
l'impunité du fort, l'oppression du faible, tous les
désordres à leur comble : voilà ce que l'on attendrait. Mais
heureusement cette société primitive se sauve par un
phénomène inverse de celui qui caractérise les vieilles
nations. Tandis que nos formes gouvernementales les plus
savantes, les plus sages, sont faussées scandaleusement par
l'atteinte de nos mauvaises mœurs, ici tout au contraire, des
institutions religieuses, des coutumes inviolables, corrigent
admirablement l'insuffisance du rouage politique. Ainsi, ce
peuple républicain jusqu'à l'individualisme a cependant une
providence terrestre et un sultan. Sa providence, c'est
l'institution des zaouïas ; et son sultan, c'est une
coutume sacrée qui porte le nom d'anaya. Nous nous
efforcerons de les mettre au grand jour. |
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IX. |
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Toute zaouïa se compose dune
mosquée, d'un dôme (koubba) qui couvre le tombeau du
marabout dont elle porte le nom, d'un local où on ne lit que
le Koran, d'un second réservé à l'étude des sciences, d'un
troisième servant d'école primaire pour les enfants, d'une
habitation destinée aux élèves et aux tolbas qui viennent
faire ou perfectionner leurs études ; enfin, d'une autre
habitation où l'on reçoit les mendiants et les voyageurs ;
quelquefois encore d'un cimetière destiné aux personnes
pieuses qui auraient sollicité la faveur de re poser près du
marabout. La zaouïa est tout ensemble une université
religieuse et une auberge gratuite : sous ces deux points de
vue, elle offre, avec le monastère du moyen-âge, une
multitude d'analogies dont-il est impossible qu'on ne soit pas
frappé à la lecture des détails suivants. |
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