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On appelle dérouïches (détachés), les hommes détachés du monde ; sous ce rapport, les derkaouas sont des espèces de dérouïches ; mais il existe en Kabylie une secte beaucoup plus digne de ce nom, et remarquable par son affinité avec nos solitaires ascétiques de la Thébaïde. Dans le pays des Beni-Raten, un marabout célèbre, Cheikh-el-Madhy, prétend conduire ses disciples à l'état de sainteté de la manière suivante : chacun d'eux est rigoureusement renfermé dans une petite caverne ou cellule qui lui permet à peine quelques mouvements, à peine la position droite. Sa nourriture est diminuée progressivement pendant quarante jours, jusqu'à ne point dépasser le volume d'une figue ; il en est même dont la subsistance, pour vingt-quatre heures, ne consiste qu'en une cosse de caroubier. A mesure qu'ils subissent cet entraînement hors de la vie matérielle, les disciples acquièrent la seconde vue ; il leur vient des songes d'en haut ; enfin, la relation mystique finit par s'établir entre le marabout et eux lorsque leurs rêves coïncident, lorsqu'ils rencontrent les mêmes visions. Alors Cheikh-el-Madhy donne un burnous, un kaïk, un objet quelconque, enseigne d'investiture ; à l'adepte accompli, et l'envoie par le monde faire des prosélytes.

Il existe, en effet, des succursales de l'établissement-modèle chez les Beni-Ourghliss, chez les Beni-Abbas, chez les Beni-Yala : on en compterait peut-être une cinquantaine. Leurs pratiques reposent toujours sur l'ascétisme le plus rigoureux : la proscription de tout plaisir, des femmes, du tabac, s'y maintient scrupuleusement. L'état de prière ou de contemplation est l'état perpétuel.

Les initiés font remonter cette institution à Sidi Ali-ben-Ali-Thaleb, le fameux gendre du prophète. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle fut apportée de l'Égypte par Sidi Ben-Abd-er-Rahman, disciple de Sidi Salem-el Hafnaoui, et que le christianisme a laissé dans l'Égypte la puissante tradition des extases mystiques, des abstinences prodigieuses et de la solitude cellulaire.

    

 

   

X.

 
L'anaya est le sultan des Kabyles ; aucun sultan au monde ne lui peut être comparé ; il fait le bien et ne prélève point d'impôt. Un Kabyle abandonnera sa femme, ses enfants, sa maison, mais il n'abandonnera jamais son anaya.

Tels sont les termes passionnés dans lesquels le Kabyle exprime son attachement pour une coutume véritablement sublime, qu'on ne trouve chez nul autre peuple.

L'anaya tient du passeport et du sauf-conduit tout ensemble, avec la différence que ceux-ci dérivent essentiellement d'une autorité légale, d'un pouvoir constitué, tandis que tout Kabyle peut donner l'anaya ; avec la différence encore, qu'autant l'appui moral d'un préjugé l'emporte sur la surveillance de toute espèce de police, autant la sécurité de celui qui possède l'anaya, dépasse celle dont un citoyen peut jouir sous la tutelle ordinaire des lois.

Non seulement l'étranger qui voyage en Kabylie sous la protection de l'anaya défie toute violence instantanée, mais encore il brave temporairement la vengeance de ses ennemis, ou la pénalité due à ses actes antérieurs. Les abus que pourraient entraîner une extension si généreuse du principe sont limités, dans la pratique, par l'extrême réserve des Kabyles à en faire l'application.

Loin de prodiguer l'anaya, ils le restreignent à leurs seuls amis ; ils ne l'accordent qu'une fois au fugitif ; ils le regardent comme illusoire s'il a été vendu ; enfin ils en puniraient de mort la déclaration usurpée.

Pour éviter cette dernière fraude, et en même temps pour prévenir toute infraction involontaire, l'anaya se manifeste en général par un signe ostensible.

 
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