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Celui qui le confère délivre, comme preuve à l'appui, quel qu'objet bien connu pour lui appartenir, tel que son fusil, son bâton ; souvent il enverra l'un de ses serviteurs ; lui-même escortera son protégé, s'il a des motifs particuliers de craindre qu'on ne l'inquiète.

L'anaya jouit naturellement d'une considération plus ou moins grande, et surtout il étend ses effets plus ou moins loin, selon la qualité du personnage qui le donne. Venant d'un Kabyle subalterne, il sera respecté dans son village et dans les environs ; de la part d'un homme en crédit chez les tribus voisines, il y sera renouvelé par un ami qui lui substituera le sien, et ainsi de proche en proche. Accordé par un marabout, il ne connaît point de limites. Tandis que le chef arabe ne peut guère étendre le bienfait de sa protection au-delà du cercle de son gouvernement, le sauf-conduit du marabout kabyle se prolonge même en des lieux où son nom serait inconnu.
Quiconque en est porteur peut traverser la Kabylie dans toute sa longueur, quels que soient le nombre de ses ennemis ou la nature des griefs existants contre sa personne. Il n'aura, sur sa route, qu'à se présenter tour à tour aux marabouts des diverses tribus ; chacun s'empressera de faire honneur à l'anaya du précédent, et de donner le sien en échange. Ainsi, de marabout en marabout, l'étranger ne pourra manquer d'atteindre heureusement le but de son voyage.

Un Kabyle n'a rien plus à cœur que l'inviolabilité de son anaya : non seulement il y attache son point d'honneur individuel, mais ses parents, ses amis, son village, sa tribu toute entière, en répondent aussi moralement. Tel homme ne trouverait pas un second pour l'aider à tirer vengeance d'une injure personnelle, qui soulèvera tous ses compatriotes s'il est question de son anaya méconnu. De pareils cas doivent se présenter rarement, à cause de la force même du préjugé ; néanmoins, la tradition conserve cet exemple mémorable :

    

 

   
L'ami d'un zouaoua (1) se présente à sa demeure pour lui demander l'anaya. En l'absence du maître, la femme, assez embarrassée, donne au fugitif une chienne très-connue dans le pays. Celui-ci part avec le gage de salut. Mais bientôt la chienne revient seule; elle était couverte de sang. Le zouaoua s'émeut, les gens du village se rassemblent, on remonte sur les traces de l'animal, et l'on découvre le cadavre du voyageur. On déclare la guerre à la tribu sur le territoire de laquelle le crime avait été commis ; beaucoup de sang est versé, et le village compromis dans cette querelle caractéristique porte encore le nom de dacheret el kelba : village de la chienne.

L'anaya se rattache même à un ordre d'idées plus général. Un individu faible ou persécuté, ou sous le coup d'un danger pressant, invoque la protection du premier kabyle venu. Il ne le connaît pas ; il n'en est point connu, il l'a rencontré par hasard ; n'importe, sa prière sera rarement repoussée. Le montagnard, glorieux d'exercer son patronage, accorde volontiers cette sorte d'anaya accidentel. Investie du même privilège, la femme, naturellement compatissante, ne refuse presque jamais d'en faire usage. On cite l'exemple de celle qui voyait égorger par ses frères le meurtrier de son propre mari : Le malheureux, frappé de plusieurs coups et se débattant à terre, parvient à lui saisir le pied, en s'écriant : " Je réclame ton anaya ! " La veuve jette sur lui son voile ; les vengeurs lâchent prise.

Il est connu dans tout Bougie qu'au mois de novembre 1833, un brick tunisien fit côte, en sortant de la rade, et que ses naufragés furent tous mis à mort, comme amis des Français, à l'exception de deux Bougiotes, plus compromis encore que les autres, mais qui eurent la présence d'esprit de se placer sous la sauvegarde des femmes.

 
 

(1) Zouaoua : nom d'une tribu kabyle. On le donne aussi, par extension, à toutes celles de la crête de Jurjura, entre Dellys et Bougie.

 
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