Pages précédentes LA GRANDE KABYLIE   CHAPITRE DEUXIÈME Pages suivantes
   Retour page Table des matières   
   
  
Ces traits épars, et qu'il serait facile de multiplier, indiquent une assez large part faite aux sentiments de fraternité, de merci. Leur présence au milieu d'une société musulmane, si âpre d'ailleurs, ne saurait être constatée sans éveiller quelque surprise. Chez un peuple très-morcelé, très-peu gouverné, fier, et toujours en armes, où doivent abonder par conséquent les dissensions intestines, il était nécessaire que les mœurs suppléassent à l'insuffisance des moyens de police, pour rendre à l'industrie et au commerce la sécurité du transit. L'anaya produit cet effet. Il assoupit en outre bien des vengeances ; en favorisant l'évasion de ceux qui les ont suscitées. Enfin, il étend sur tous les Kabyles un immense réseau de bienfaits réciproques.

Nous voilà certes loin de cet inexorable fatalisme, de cet abus rigoureux de la force, de ce sacrifice complet des individualités qui partout ont suivi la marche du Koran sur le globe. D'où viennent donc ici des tendances plus humaines, des velléités charitables, des compassions subites? Ne sommes-nous pas en droit de les considérer avec attendrissement comme une lueur affaiblie de la grande clarté chrétienne, qui a jadis illuminé l'Afrique septentrionale?

 

XI.

 
Nous venons d'esquisser à grands traits un tableau général de la société kabyle. Ou nous nous trompons fort, ou ce tableau ne parlera point seulement aux yeux ; il dévoilera clairement à l'esprit le grand amalgame de races et de croyances qui s'est élaboré, pendant les siècles, sur ce point peu connu de la côte d' Afrique. De cet ensemble, une seule impression résulte : elle est facile à résumer.

Les indigènes que nous avons trouvés en possession du sol algérien constituent réellement deux peuples. Partout ces deux peuples vivent en contact, et partout un abîme infranchissable 

    

 

   
les sépare ; il ne s'accordent que sur un point : le Kabyle déteste l'Arabe, l'Arabe déteste le Kabyle.

Une antipathie si vivace ne peut être attribuée qu'à un ressentiment traditionnel, perpétué d'âge en âge entre la race conquérante et les races vaincues. Corroborée par l'existence indélébile de deux langues distinctes, cette conjoncture passe à l'état de certitude.

Physiquement, l'Arabe et le Kabyle offrent une dissemblance qui constate leur diversité de souche. En outre, le Kabyle n'est point homogène ; il affecte, selon les lieux, des types différents, dont quelques-uns décèlent la lignée des barbares du Nord.

Dans les mœurs, mêmes divergences. Contrairement aux résultats universels de la foi islamiste, en Kabylie nous découvrons la sainte loi du travail obéie, la femme à peu près réhabilitée, nombre d'usages où respirent l'égalité, la fraternité, la commisération chrétiennes.

Passons à l'examen des formes sociales et des lois ; le phénomène s'y révèle encore mieux. Tandis que tous les Musulmans du globe s'en tiennent au Koran, comme au code complet, universel, qui embrasse la vie entière de l'homme, et règle jusqu'aux moindres détails de sa conduite publique ou privée, les Kabyles, par exception, observent des statuts particuliers qu'ils tiennent de leurs ancêtres, qu'ils font remonter à des temps antérieurs. Sur plusieurs points fort importants, tels que la répression du vol, du meurtre, etc., ces statuts ne s'accordent point avec les arrêts du Koran ; ils semblent incliner davantage vers nos idées en matière pénale ; enfin, ces statuts portent un nom qui conserve admirablement le cachet de leur origine chrétienne, ils s'appellent kanôuns (1).

 

(1) Du mot grec kanôn : règle. Les canons de l'Église.

 
Pages précédentes   Retour page Table des matières   Pages suivantes