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Dans l'intervalle, la conférence avait, comme de coutume, commencé an mieux. Les paroles les plus bienveillantes, les protestations, les poignées de main, avaient été échangées, les cadeaux reçus ; et rien n'indiquait l'horrible catastrophe qui va suivre. Le jour baissait ; il était sept heures moins vingt minutes. Amzian dut donner le signal. Il s'est du moins vanté plus tard qu'il avait jugé à la préoccupation et aux regards inquiets de sa malheureuse victime, que la défiance de celle-ci croissant, elle pouvait rompre subitement la conférence et échapper à la mort. Le cavalier, porteur de l'arme courte, chargé du rôle de principal assassin, le même à qui, un instant auparavant, le commandant, à cause de sa bonne mine guerrière, avait donné cinq francs, se glisse entre M. Salomon et les autres spectateurs ; placé absolument derrière lui, il se penche sur son cheval pour armer son fusil court ou tromblon, et l'appuyant directement au dos du malheureux commandant, il fait feu. Cette subite détonation frappe tous les Français présents de surprise, d'horreur et de consternation. Le commandant tombe penché en avant sur son cheval. Trois autres coups de fusil, tirés à bout portant à l'aine et au bas-ventre, le renversent sur le carreau, sans vie et dans le plus horrible état. L'interprète Taponi est entouré; il a la poitrine brisée par la décharge d'un canon lançant huit balles, tirées à bout portant. D'autres blessures succèdent. Le kaïd, qui venait de céder son cheval, reçoit cependant deux blessures graves, une au cou, une au bras. Le capitaine Blangini, placé au milieu des coups de fusils, est manqué ; mais il est terrassé, ainsi que son cheval, par un Kabyle de taille colossale qui lui assène un violent coup de crosse sur l'épaule ; le sous-intendant, M. Fourrier, se retire de cette bagarre, comme par miracle, sain et sauf. Il en est de même des quatre hommes de suite, ou servant le café. Le kaïd Medani, renversé d'abord, se relève seul, et par un instinct puissant de conservation, fuit vers la maison crénelée ; là, ses forces lui manquent et il tombe. Cependant le capitaine Blangini, que sa chute avait préservé de blessures plus graves, étendu à terre, fortement luxé, n'est pas un instant abandonné par son intelligence habituelle et son courage. 

    

 

   

Au milieu des balles et du piétinement des chevaux des cavaliers, qui achevaient le commandant et l'interprète, il crie : Aux armes ! en avant ! L'à-propos de cet officier et le calme au milieu d'un évènement si étrangement horrible, avec lesquels il provoque l'arrivée des secours, le sauvent, ainsi que le sous-intendant, le kaïd et les quatre autres spectateurs de l'entrevue. C'en était fait d'eux tous, si les tirailleurs de la compagnie franche n'eussent accouru sur le terrain et ôté aux cavaliers ennemis le temps de recharger leurs armes. L'engagement fut court, mais vif. Le capitaine Blangini, l'épaule luxée, presque démise, était déjà debout à l'arrivée de ses hommes, les disperse en tirailleurs et poursuit les cavaliers. Ceux-ci voulaient assassiner, mais non se battre ; leur but était atteint. Aussi, après la première décharge, Amzian avait donné le signal de la fuite, en tournant de suite bride le long de la mer. Quelques coups de canon de la maison crénelée accélèrent la retraite ; mais une poursuite plus longue était sans but ; en outre, la présence des troupes était plus nécessaire ailleurs.

Les chevaux des deux victimes étaient entraînés ; les cadavres nous restaient, et la catastrophe qu'une partie de la garnison, située sur le rempart, craignait et tremblait de voir se réaliser n'était malheureusement que trop réelle. Le chef d'escadron d'artillerie Lopène et le chef de bataillon du génie Charron se se trouvaient en ce moment retenus chez le commissaire du roi, mandés pour une affaire importante. C'est le seul motif qui le empêcha d'aller joindre le malheureux commandant Salomon au lieu de la conférence ; car le cavalier du matin, piquant à dessein leur curiosité, les y avait fortement engagés. Le premier prit de suite le commandement supérieur par ancienneté de grade. Il se transporta au-devant des restes inanimés de son malheureux collègue, et fit visiter son corps mutilé et celui de l'interprète, pour s'assurer s'il y avait quelques lueurs d'espoir ; il n'en restait aucune. Le premier avait quatre blessures horribles dont la moindre était mortelle ; le coup de tromblon l'avait comme brisé en deux à hauteur du tronc. 

 
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