Pages précédentes LA GRANDE KABYLIE   CHAPITRE CINQUIÈME Pages suivantes
  Retour page Table des matières
   
  
Ben-Salem obéit avec joie, recruta promptement six cents hommes parmi les pauvres des tribus ; puis, trop confiant dans cette petite troupe, revint camper à l'Arbâ (1) des Beni-Khalfoun, où il avait été si mal reçu. Sa nouvelle démonstration n'effraya pas davantage les montagnards : ils se bornèrent à l'inquiéter, à le voler toutes les nuits, et force lui fut de battre en retraite une seconde fois.

Mais alors, ayant reconnu qu'un simple bataillon et quelques cavaliers ne pouvaient imposer qu'à des tri bus très-faibles ou situées en pays ouvert, il se replia sur Bordj-Menaïel, dans la vallée facile de l'Isser, et réclama de ses habitants l'achour, la zeccat, enfin quelques parcelles de la maouna qui n'étaient point encore rentrées. Non seulement il les obtint, mais cet exemple de soumission fut d'un très-bon effet en sa faveur. Peu de temps après, ayant rendu publique une lettre de l'émir qui l'appelait pour verser, conjointement avec les autres khalifes, le produit de ses contributions diverses, il prescrivit à toutes les tribus de lui livrer pour le sultan des présents, des chevaux de gadâ, etc. On eut hâte d'obéir dans cette occasion solennelle ; ce furent même les Ameraouas qui fournirent les plus riches cadeaux.

L'émir avait dressé ses tentes à Bourerchefa, près de Miliana : il y préparait une scène ingénieusement conçue pour le grandir aux yeux des populations. Là, devaient accourir ses khalifas, ses aghas les plus éloignés ; là devait s'établir, entre leurs diverses offrandes, une comparaison propre à stimuler l'amour-propre de tous ; là devaient apparaître, aux yeux étonnés des Arabes, ces chefs kabyles, témoignages vivants d'une sou mission réputée impossible ; et se sentant armé de trop justes griefs contre eux, le souverain comptait encore rehausser son autorité par les réprimandes sévères qu'il leur adresserait en public.

 

(1) Arbâ pour souk-el-arbâ, marché du quatrième jour, et, par extension, lieu où se tient ce marché.

    

 

   
Pour comble de malheur, Ben-Salem n'apportait, comme total de toutes ses contributions, qu'une somme de 60,000 fr., tandis que, le matin même du jour où il les remit, Sid Ben-Allad-Ould-Sidi-Embarek, khalife de Miliana, en avait versé 200,000. Abd-el-Kader eut les plus grands égards pour Ben-Allal et reçut très-froidement Ben-Salem. Les présents des Ameraouas demeurèrent deux jours à l'abandon : personne ne paraissait vouloir s'en occuper. Enfin l'émir les accepta, mais en profitant de l'occasion pour témoigner tout son mécontentement à la tribu qu'il accusait d'avoir mal secondé son khalifa. Ses regards tombèrent alors sur l'un des deux aghas, Aômar-ben-Mahy-ed-Din, qui était somptueusement vêtu et portait de magnifiques armes.

Sous ce prétexte il lui reprocha, dans les termes les plus durs, d'entretenir, avec les deniers publics, un luxe scandaleux ; puis, comme Ben-Salem et celui-ci se renvoyaient mutuellement les reproches de concussion, de mauvais vouloir et de trahison, Abd-el-Kader mit fin à ces querelles, en déclarant aux Ameraouas qu'il irait prochainement les visiter lui-même pour examiner de près leur conduite. " Quant à présent, ajouta-t-il, allez en paix ! " Leur groupe commençait à s'écouler, quand lui-même se levant pour mieux voir et mieux être vu, s'écria de nouveau : " Ne vous supposez pas tellement redoutables que je ne puisse vous atteindre. Je jure, par le Dieu maître du monde, que si vous ne changez de conduite, rien ne pourra vous soustraire à mes coups.

Leur compte était réglé ; celui de Ben-Salem ne se fit point attendre. Tandis qu'il triomphait tout bas de la disgrâce des Ameraouas, Abd-el-Kader le fixant tout-à-coup, lui et son lieutenant : " Vous portez, leur dit-il, sur vos visages le cachet des hommes impurs. Comment se fait-il que vous laissiez croître à ce point vos moustaches, quand vous savez que la loi maleki le défend. Loin de moi ! vous ressemblez à des Turcs ou à des Courouglis. " En effet, les moustaches longues et même démesurées étaient un signe distinctif de ces deux races. Voilà surtout le motif pour lequel l'émir avait cette mode en horreur. 

 
Pages précédentes   Retour page Table des matières   Pages suivantes