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Ben-Salem et son lieutenant
furent tellement abasourdis de cette sortie inattendue, qu'ils
ne quittèrent point le camp sans s'être conformés à la
prescription du rite maleki.
Abd-el-Kader avait atteint un double but, de montrer aux
Kabyles combien les tribus de la plaine s'imposaient davantage
pour la guerre sainte, d'imprimer à celles-ci une haute idée
de son ascendant sur les fiers montagnards. Mais ses
violences, calculées pour stimuler le zèle, auraient
peut-être entraîné des blessures d'amour-propre durables, s'il
n'eût été lui-même les fermer. D'ailleurs, les résultats
de son premier voyage en Kabylie semblaient lui conseiller une
seconde tentative plus profonde, plus décisive, embrassant
tout le Jurjura. Ce fut dans ce sens qu'il écrivit à Ben
Salem, lui demandant s'il fallait accomplir ce projet à la
tête d'une armée, où seulement sous l'escorte de quelques
cavaliers. Celui-ci lui recommanda de dépouiller tout
appareil hostile et menaçant, mais de se présenter en hôte
inoffensif, en simple pèlerin, l'assurant qu'il pourrait
ainsi parcourir toutes les montagnes sous la sauvegarde de
l'hospitalité.
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V.
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C'était en 1839 : Abd-el-Kader parut subitement à
Bordj-Hamza, suivi de cent cavaliers du Gharb. Aussitôt
Ben-Salem s'empressa d'aller le saluer ; puis il le conduisit
dans sa famille, à Bel-Kreroub, où il lui offrit
l'hospitalité de la nuit ; de là il le mena à Bordj-el
Boghni, et de Bordj-el-Boghni à Si-Aly-ou-Moussa.
Tous les Kabyles surent bientôt que l'émir Abd-el-Kader,
le jeune sultan qui avait fait aux chrétiens une guerre
acharnée, était chez eux. La présence d'un tel homme dans
leurs montagnes fit une vive sensation, et les Mâtekas, les
Guechetoulas, les Beni-Zemenzar, les Beni-Abd-el-Moumen, les
Beni-Aâyssy, les Beni Raten et les Flissas vinrent le
visiter. Rien de plus curieux que cette réunion de Kabyles
entourant un Arabe. La tente de l'émir
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était pressée par
les Zouaouas qui le regardaient avec des yeux étonnés ; aucun d'eux,
toutefois, n'osait y pénétrer ; les moins indiscrets,
accroupis à l'entour, en relevaient les bords pour voir sans
être vus ; les plus hardis l'interpellaient hautement, le
nommant, au hasard, les uns le cheikh, les autres Sid-el-Hadj,
quelques-uns le dérouïche, et les plus civils, en petit
nombre, le marabout ou le chérif.
Les cavaliers qui étaient venus avec l'émir, cherchaient
à repousser la foule, et criaient aux plus importuns : "
Que Dieu vous confonde ! vous allez étouffer notre maître.
"
Mais Abd-el-Kader, impassible, leur disait avec calme : "
Laissez-les tranquilles ; ils sont ignorants et grossiers,
âpres comme leurs montagnes ; vous ne les changerez pas en un
jour. "
Quand ce premier mouvement d'indiscrète curiosité fut un
peu calmé, Abd-el-Kader demanda aux Kabyles où étaient les
chefs qui les commandaient. " Nous n'avons pas de chefs
étrangers à notre nation, lui répondirent-ils, nos chefs
sont tirés d'entre nous ; nous obéissons aux Amines et aux
marabouts. " Les Amines vinrent alors le saluer, et il
leur demanda quel était celui qui, chez eux, réunissait à
lui seul la volonté de tous ; ils lui répondirent : "
Nous n'avons personne qui réunisse la volonté de tous ; mais
c'est chez nous, Amines, élus par le peuple, que se concentre
la volonté générale.
" - S'il en est ainsi, reprit Abd-el-Kader, je
recommande aux Amines d'être bien avec mon khalifa, de le
servir et d'obéir à ses ordres.
" - Nous ne demandons pas mieux que de vivre en bonne
intelligence avec votre khalifa, répliquèrent les Amines ;
mais qu'il ne nous parle jamais d'impôts, comme il l'a déjà
fait dans les plaines, car nos ancêtres n'en ont jamais
payés, et nous voulons suivre leur chemin.
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