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" - Vous donnerez au moins la zeccat et l'achour, ajouta l'émir ; ces contributions sont d'origine divine. " - " - Oui, nous donnerons la zeccat et l'achour prescrits par la loi religieuse, crièrent les Kabyles en s'animant ; mais nos zaouïas les recueilleront, et nos pauvres en profiteront : telle est notre habitude. "

Après cette scène étrange, la diffa (1) fut apportée. L'émir refusa d'y toucher avant de savoir si les Kabyles persistaient ou non dans leurs résolutions ; il leur parla donc encore d'impôts, mais les âmines l'interrompirent : " Vous vous êtes annoncé chez nous en qualité de pèlerin, et nous vous avons offert la diffa. Cessez ce langage dont vous pourriez mal vous trouver ; sachez bien que si vous nous étiez venu comme maghzen (2), au lieu de couscoussou blanc, nous vous aurions ras sasié de couscoussou noir (de poudre). "

Abd-el-Kader répondit qu'à la vérité il ne s'était rendu chez eux qu'en simple pèlerin ; que, néanmoins, il était bien aise de leur apprendre que son maghzen ne ressemblait en rien à celui des Turcs ; que Dieu l'avait élevé pour rétablir la religion du prophète et anéantir la puissance des chrétiens ; que déjà il avait fait boire du fiel aux Français, ce peuple d'outre-mer ; qu'il les avait battus dans cent combats glorieux pour l'islamisme ; qu'ils ne devaient pas, eux Kabyles, le dédaigner parce qu'il n'était accompagné que d'une centaine de cavaliers ; que tout le Gharb reconnaissait ses lois, et qu'il pouvait plier l'ouest sur l'est aussi facilement qu'il pliait ce tapis. Il ajouta :

" Si vous me dites : l'est est plus fort que l'ouest, je vous répondrai : Dieu fait marcher la victoire à ma suite, à cause de la pureté des motifs qui me guident. Vous savez au surplus ce que dit le Koran : que d'éléphants ont été inquiétés par des 

 

(1) Diffa : repas d'honneur et d'hospitalité.
(2) Le mot maghzen est employé ici dans le sens de gouvernement.

    

 

   
moucherons, et que de lions ont été tués par le dab (1) !

" Sachez bien que si je ne m'étais opposé aux empiétements des Français, si je ne leur avais fait connaître leur impuissance, depuis longtemps déjà ils auraient nagé jusqu'à vous comme une mer en furie, et vous auriez vu alors ce que n'ont jamais vu ni les temps passés, ni les temps présents. Ils n'ont quitté leur pays que pour conquérir et faire esclave le nôtre. Je suis l'épine que Dieu leur a placée dans l'œil, et si vous m'aidez, je les jetterai dans la mer.

Dans le cas contraire, ils vous aviliront. Rendez moi donc des actions de grâces de ce que je suis l'ennemi mortel de votre ennemi. Réveillez-vous de votre apathie, et, croyez-le, je n'ai rien plus à cœur que le bonheur et la prospérité des Musulmans. Je n'exige de vous, pour triompher des infidèles, qu'obéissance, accord et marche conforme à notre sainte loi ; comme je ne vous demande, pour soutenir mes armées, que ce qui vous est ordonné par Dieu, le maître du monde.

Obéissez donc à Ben-Salem ; il sera pour vous la boussole qui vous indiquera le bien. Je prends Dieu à témoin de la vérité et de la sincérité de mes paroles ; si elles n'ont pu trouver le chemin de vos cœurs, vous vous en repentirez un jour, mais d'un repentir inutile. C'est par la raison et non par la violente que j'ai voulu vous convaincre, et je prie le Tout-Puissant qu'il vous éclaire et vous dirige. Je ne suis venu vous trouver qu'avec une poignée de monde, parce que je vous croyais des hommes sages, capables d'écouter les avis de ceux qui ont vu ce que vous n'avez pu voir ; je me suis trompé, vous n'êtes que des troncs noueux et inflexibles.

 

(1) Dab : petit animal qui, au dire des Arabes, surprend le lion et lui mange le cœur.

 
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