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Avant même de savoir si Ben-Salem pourrait se laver des imputations qu'on faisait peser sur lui, l'entourage d'Abd-el-Kader n'eut rien de plus pressé que d'aller annoncer à Si-Saâdi ce retour de fortune. Si-Saâdi emprunta 200 douros et les fit distribuer aux officiers porteurs de la nouvelle. Aômar-ben-Mahy-ed-Din, son ami, lui avança cette somme ; mais Bel-Kassem-ou Kassy qui, au contraire, était bien disposé pour Ben Salem, se hâta de porter 4,000 boudjous à l'émir ; en le priant de ne pas destituer son khalifa, dont l'éloignement serait funeste au pays.

Abd-el-Kader reçut la somme, et la versa dans le trésor public (bit el mal). Il fit ensuite appeler Ben-Salem, le confirma dans son poste et fit jouer là musique en son honneur, l'engageant toutefois à être modéré dans les commencements pour ne pas s'aliéner les tribus. Si-Saâdi en fut pour les 200 douros. Ces sortes d'accidents sont fréquents dans le gouvernement arabe.

La manière dont les Kabyles avaient reçu l'émir à Sidi-Ali-ou-Moussa, chez les Mâtekas, n'avait pas suffi pour le convaincre qu'il ne pourrait tirer aucun parti des populations énergiques de ces montagnes. Il voulut aller jusqu'au bout ; il écrivit à Ben-Zamoun et aux âmines des Flissas pour leur dire qu'il avait toujours l'intention de visiter en entier le pays des Zouaouas, et de pousser même jusque sur les hauteurs de Bougie. Il terminait en les invitant à lui donner leur avis sur ce nouveau projet.

La haute portée politique d'Abd-el-Kader lui faisait espérer, avec quelque apparence de raison, qu'il pourrait trouver chez les Kabyles de Bougie, en guerre habituelle avec les chrétiens, des prosélytes plus ardents qu'il n'en avait rencontrés jusque là.

Les chefs montagnards se rendirent à son appel et lui dirent : " Vous ne sauriez pénétrer de ce côté par la force ; vous avez déjà pu voir quel est l'esprit de résistance des tribus voisines de la plaine ; c'est bien autre chose encore dans ces montagnes. 

    

 

   
Vous ne pouvez y voyager qu'en pèlerin, et sous la sauvegarde de l'anaya, que nous vous donnerons.

" - C'est bien mon intention, répondit Abd-el-Kader ; car si j'avais eu la pensée de recourir à la force, je ne serais venu ici qu'avec une armée dix fois plus forte que celle avec laquelle j'ai réduit les Zouathnas. "

Le lendemain, les chefs des Ameraouas et des Flissas l'accompagnèrent à Tamda, près de Ras-Oued-el-Neça. De là, il se rendit à Akbou, de là à Zan, puis chez les Sidi-Yaya-bou-Hatem, au-dessus des Beni-Ourghlis, ensuite chez les Toudja, de là chez les Tamzalet, pa trie de la famille Oulid-ou-Rabah, puis chez les Beni-bou-Msaoud, enfin chez les Sidi Mohammed-ou-Maameur, sur la Summam, en face de Bougie.

Cette route n'est pas directe ; mais les points énoncés sont les plus culminants, et l'émir voulait profiter du temps, qui était beau, pour étudier le pays. Pendant tout le trajet, Abd-el-Kader fut bien traité ; plus d'une fois il eut même à subir une très-importune, quoique très-généreuse hospitalité. A peine arrivé au gîte, de nombreux Kabyles, tête nue et le bâton à la main, venaient lui présenter la diffa de leur pays, énormes plats en terre (djefana) remplis d'un mauvais couscoussou à l'huile, parsemé de quelques morceaux de viande sèche et maigre. Chacun déposait le sien devant la tente de l'émir, et le fouillait de son bâton en criant à son hôte : " Mange ! c'est mon djefana ! " Abd-el-Kader, pour ne pas faire de jaloux, fut ainsi forcé de toucher aux plats sans nombre dont il était entouré ; car les Kabyles ne cessaient d'y planter leurs bâtons jusqu'à ce qu'il y eût fait honneur. Le cheikh Mohammed-Amzian, et son frère, le cheikh Merad, vinrent trouver l'émir sur l'Oued-Sahel ; il leur tint à peu près le même langage qu'il avait tenu chez les Mâtekas, les engageant encore à ne pas compter sur la durée de la paix, et à ne rien laisser de leurs richesses dans les plaines.

 
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