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Ils l'écoutèrent, lui promirent de harceler les chrétiens ; mais, comme les autres, ils lui refusèrent toute espèce d'impôts. Abd-el-Kader parut se contenter de leurs protestations et s'engagea même à leur envoyer tout ce dont ils pourraient avoir besoin, dès qu'il se rait rentré dans son gouvernement.

Une nouvelle désertion dans la suite de l'émir eut lieu devant Bougie : l'un de ses nègres gagna cette ville en lui enlevant son cheval.

Les Français, instruits de l'arrivée d'Abd-el-Kader, lui envoyèrent un courrier. Cette démarche n'avait rien de surprenant, puisqu'un traité de paix subsistait alors entre eux. Le contenu du message ne transpira point ; mais le seul fait de son envoi causa des appréhensions aux Kabyles. Un de leur chef, Mohammed-ou-Ali-Antegar, accusa hautement Abd-el-Kader de violer l'hospitalité et d'entretenir une correspondance secrète avec les chrétiens, dans le but de trahir ses hôtes. Bientôt des menaces violentes éclatèrent, et l'émir effrayé partit subitement, poursuivi sur sa route par les imprécations des montagnards. Cette retraite fut une fuite véritable, une autre hégyre. Le premier jour, Abd-el-Kader ne s'arrêta qu'à Tamzalet où il passa la nuit. Le lendemain, toujours fuyant, il arriva près de l'Oued-Amasin où le cheikh Ben-Daoud lui barra le passage avec des forces considérables ; il y fut en danger de perdre la vie, et ne dut véritablement, son salut et celui des siens qu'à l'intervention de Ben Zamoun, de Bel-Kassem-ou-Kassy, d'Aômar-Ben-Mahy-ed-Din, et principalement du cheikh Amzian-Oulid-ou-Rabah.

Après avoir échappé aux Kabyles, Abd-el-Kader se rendit à Khelil-ou-Iguifesar, et fut coucher chez les Beni-Brahim, faisant ainsi d'une seule traite la marche de trois jours. Là, Ben-Salem le quitta après avoir reçu ses instructions. " Soyez bon avec vos administrés, lui dit-il ; car vous n'obtiendrez rien d'eux par la violence ; soyez patient surtout, et si le Tout Puissant allonge mon existence, soyez persuadé que je saurai redresser un jour la 

    

 

   
marche tortueuse de ces montagnards. "

Ben-Salem s'en retourna chez lui avec les chefs des Flissas ; et l'émir, protégé par l'anaya du cheik Amzian, arriva à Bordj-el-Bouïra, en passant derrière les monts Jurjura. Il parcourut en longueur et en largeur la plaine de Hamza, et disparut bientôt s'enfonçant dans le Gharb.

Tel fut l'accueil qu'Abd-el-Kader, aux plus beaux jours de sa puissance, reçut dans les montagnes de la haute Kabylie. Certes, il était encore bien éloigné d'y asseoir son autorité absolue, celui qui, sur un frivole soupçon, courait ainsi danger de mort et se voyait réduit à la fuite la plus précipitée. A part cet incident d'ailleurs, il n'avait pu prononcer en aucun lieu le mot d'impôt sans soulever de suite un orage ; et ceci renfermait la condamnation sans appel de toutes ses espérances antérieures.

Mais si, renonçant à des vues trop ambitieuses, Abd-el-Kader ne cherchait plus dans les Kabyles que des alliés solides, peu exigeants et toujours en sous-ordre, ce résultat précieux semblait lui être acquis : son dernier voyage n'y avait pas médiocrement contribué. Pendant ce court trajet, il avait su se faire apprécier des fiers et énergiques montagnards. La simplicité et la pureté de ses mœurs, son affabilité, sa piété, sa science, les titres vénérés de hadj (1) et marabout, sa brillante réputation de guerrier, son éloquence de prédicateur, tout en lui saisissait. Aucun de ceux qui purent le voir et l'entendre n'échappèrent à cette influence. Des poètes en firent le sujet de leurs chants (2).

 

(1) Hadj : pèlerin, c'est-à-dire spécialement celui qui a fait le pèlerinage de la Mecque.
(2) Voir la note F.

 

 
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