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de consolider et d'accroître sa vaste domination sur les indigènes. Il prétendait rallier à lui toutes les forces musulmanes de l'Algérie, dans l'expectative d'une dernière lutte religieuse que déjà couvait sans relâche son fanatisme réfléchi. Son royaume, car il lui donnait ce nom, enveloppait d'une large ceinture nos établissements disséminés. L'expérience des premières guerres l'avait induit dans une dangereuse erreur sur l'étendue de nos ressources et sur les facultés mobiles de nos colonnes. Aussi fondait-il avec confiance, vers la limite extérieure du Tell, des établissements qui devaient mettre en sûreté ses trésors, ses munitions, ses ateliers, ses magasins. Ainsi s'élevèrent Sebdou, Saïda, Tekedemt, Boghar, Tàza, comme autant de bases d'opérations inaccessibles à nos armes.

Mais il ne lui suffisait point de s'asseoir, Abd-el Kader voulait également s'étendre : il convoitait sur tout la Grande Kabylie, et par mille raisons. Il y voyait une pépinière de fusils, un sang opiniâtre et belliqueux, le mariage d'un sol riche en produits et en métaux avec une race laborieuse qui, sachant s'y suffire, pouvait alimenter éternellement la guerre. Il appréciait surtout les grandes difficultés topographiques de ce pays. Jointes à sa proximité d'Alger, elles le rendaient, pour la rapidité de l'offensive comme pour la sécurité de la retraite, un admirable foyer d'entre prises contre la Mitidja. Il sentait que, d'une position semblable, il pourrait, chaque jour et sans risque, frapper au cœur son ennemi.

Depuis déjà longtemps s'était glissé auprès de lui un homme de cette contrée, homme ambitieux qui, devançant ses rivaux, sollicitait investiture et se flattait d'être obéi de la région du Sebaou. Il se nommait El-Hadj-Ali-Ould-Si-Sâadi, et appartenait à la tribu considérable des Beni-Khalfoun. Abd-el-Kader se rendit aux instances dont on l'obsédait, nomma le postulant son khalifa dans une portion assez vague de la Kabylie, et le fit partir avec des lettres de recommandation, pour le fameux Ben-Zamoun, chef de la tribu des Flissas, pour Bel-Kassem-ou-Kassy, non moins puissant chez les Ameraouas, ainsi que pour d'autres 

    

 

   
personnages notables. Tous ses écrits annonçaient la prochaine visite de l'émir, et réclamaient, en attendant, la bienveillance, le concours des fidèles envers son premier représentant. En 1837, El-Hadj-Ali-Ould-Si-Sâadi se présenta dans le pays kabyle, suivi d'une vingtaine de cavaliers seulement. Mais sitôt qu'il eût exhibé ses lettres et fait connaître ses prétentions, son insuffisance éclata. On le rebuta sans détour, on se moqua de lui publiquement. Il eut beau contracter une alliance habile en épousant la fille de Ben-Zamoun, son manque d'influence personnelle, l'absence de tout moyen coercitif, le disparate singulier d'un titre ambitieux avec un équipage misérable, tous les aspects possibles, en un mot, l'avaient voué au ridicule, et des humiliations sans nombre pleuvaient incessamment sur lui.

Il erra quelque temps de la sorte au sein de son gouvernement fictif. Son mariage lui permit de séjourner quatre mois chez les Flissas. Des relations de famille et des propriétés qu'il possédait du côté de l'Oued-Zytoun l'y fixèrent cinq ou six mois. La majeure partie de cette vallée appartenait aux Zouathnas. Cette tribu est d'une origine toute particulière, car elle a pour ancêtres des Turcs, qui, expulsés d'Alger à la suite d'une conspiration, trouvèrent asile en cet endroit, et, par leurs alliances avec les femmes du pays, créèrent une population de Courouglis. Il est presque inutile d'ajouter que le déplorable Omar-Ould-Sidi-Sâadi ne rencontra chez eux ni plus d'obéissance, ni moins de mépris qu'ailleurs ; et cependant, les malheureux devaient bientôt expier seuls cette faute commune à tant d'autres ; leur destinée fut de payer cher une origine exceptionnelle dont ils s'étaient souvent enorgueillis.

 

II.

 
Après un an, Abd-el-Kader vit revenir auprès de lui son khalifa, écrasé sous le poids d'un rôle inutile et honteux, contraint de renoncer à la partie, mais apportant, dans le récit de ses infortunes, bien des aperçus politiques, bien des leçons pour 
 
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