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l'avenir. Le maître les comprit. D'abord, il se pénétra fortement de cette vérité, que son premier pas sur la terre kabyle devait être posé de force, et y laisser l'empreinte d'une terreur durable. Il était évident que l'amour-propre des républicains montagnards se ferait toujours illusion sur la puissance du sultan avant d'être éclairé par un terrible exemple, tandis qu'au contraire, cet exemple préparerait admirablement les voies à la persuasion religieuse et au jeu des influences personnelles. La politique prescrivait donc une exécution ce fut elle également qui en désigna les victimes. Il lui fallait une tribu puissante, sans cela point d'effet ; hautement coupable envers l'émir, sinon point de justice ; facilement saisissable, sous peine de demi-succès ou d'échec ; sans racines profondes dans la Kabylie, de crainte d'y exciter un soulèvement général.

La tribu des Zouathnas, pour son malheur, remplis sait toutes les conditions fatales. Forte en nombre comme en courage, occupant un pays ouvert, puisqu'elle confinait au pont de Ben-Hini, peu sympathique par son origine aux races kabyle et arabe qui l'environnaient de tous côtés, elle s'était signalée par des actes caractéristiques contre l'impuissant khalifa, en raison même de sa présence prolongée chez elle. Omar-Ould-Sidi-Sâad s'était constitué son accusateur implacable. " Plusieurs fois, disait-il à l'émir, cette tribu a déchiré vos lettres avec mépris ou intercepté nos communications. Quand je l'ai menacée de votre vengeance, elle a ri."

Deux autres motifs déterminaient encore Abd-el-Kader à prononcer l'arrêt de mort. Il avait en exécration le sang turc : dans l'ouest, les Courouglis, lui avaient rendu haine pour haine, coup pour coup. De plus, les Zouathnas, tenant de leurs ancêtres une religion moins scrupuleuse (1), avaient été conduits, par la proximité de la Mitidja, à nouer des relations avec les chrétiens ;

 

(1) Ils étaient de la secte Hanaphy comme les Turcs, tandis que les Arabes et les Kabyles appartiennent au rite Maleki.

    

 

   
quelques-uns même étaient entrés dans nos corps indigènes, et leur kaïd , El-Beyram, tenait de nous son autorité.

Dès lors, l'extermination de tels hommes pouvait s'exploiter au profit, des ressentiments nationaux contre la domination turque et la domination française. De tous les points de vue, le coup portait juste.

Au milieu d'un calme profond, une forte colonne de cavalerie et d'infanterie régulières vint camper à Bordj-el-Bouïra. On apprit bientôt que ces forces arrivaient de l'ouest à grandes marches, et qu'elles étaient conduites par Abd-el-Kader en personne. L'alarme fut semée chez toutes les tribus qui se sentaient en faute. Les Zouathnas s'empressèrent d'envoyer leurs gâdas (1) ou présents de soumission au-devant de l'émir. Tous les Krachenas les imitèrent ; mais les envoyés de ceux-ci ne trouvèrent déjà plus au Bordj celui qu'ils y venaient chercher. Le camp avait été porté jus qu'au pont de Ben-Hini, et des cavaliers de Ben-Zamoun couraient chez les Zouathnas, de village en village, promulguant l'ordre de pourvoir, sans aucun délai, à tous les besoins de l'armée du sultan. Ces agents rencontrèrent partout les populations occupées des apprêts de leur fuite, et chargeant à la hâte leurs effets les plus précieux. Ils parvinrent à les rassurer sur les suites de cette irruption et à les retenir chez elles.

Bientôt le fourrage, les provisions de toute espèce, abondèrent au camp. Mais celui qu'on espérait fléchir par une obéissance minutieuse était résolu à se montrer de plus en plus exigeant. Il avait fait appeler Hamimed, chef réel des Zouathnas, et dès qu'il le vit dans sa tente : " Combien avez-vous de villages? lui de- demanda-t-il."

"- Pourquoi cette question? répondit Hamimed. Nous faisons 

 

(1) Gâda : c'est ce que nous avons nommé le cheval de soumission.

 
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