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El-Beyram, se voyant perdu, répondit avec fierté : " Ces reproches m'étonnent ; n'es-tu pas toi-même à leur service, toi qu'ils ont grandi, toi qu'ils ont élevé au point de pouvoir manger aujourd'hui le pays en longueur et en largeur ?

" - Vil impie! lui cria l'émir en fureur, oses-tu me parler de la sorte ?

" - Je n'ai fait, reprit El-Beyram, que riposter à ton injuste attaque. "

Abd-el-Kader, hors de lui, s'était tourné vers les siens et s'écriait : " Par le tout-puissant ! qu'on me fende, à droite et à gauche, la bouche qui a pu prononcer les infâmes paroles que vous venez d'entendre. "

Aussitôt les chaouchs se précipitèrent sur El-Beyram ; l'ordre barbare fut exécuté à coups de couteaux, et l'on conduisit ensuite cet homme étonnant qui n'avait pas poussé un cri, pas exprimé une plainte, au bachouda (1) où il fut décapité.

La mort d'El-Beyram fit une grande impression sur tous les assistants, mais elle ne calma pas la rage de l'émir ; il ordonna encore l'exécution de plusieurs chefs qui avaient fait preuve d'une rare intrépidité dans le combat. Un autre, Ben Daly-Coutchouk fut ensuite amené devant lui. " C'est toi, lui dit Abd-el-Kader ; je ne te reconnaissais pas, tu ressembles à un véritable Arabe. " Ce Courougli était venu plusieurs fois dans le camp, somptueusement vêtu, et en effet il était devenu méconnaissable dans l'état de nudité où des soldats rapaces l'avaient mis.

 

(1) Le bachouda est le lieu, dans un camp turc, dans un camp arabe, où l'on coupe les têtes. Ce mot vient du turc : bach veut dire tête, et ouda, chambre - la chambre des têtes.

    

 

   
" Les malheurs m'ont changé, répondit Ben Daly-Coutchouk ; mais je remercie Dieu de ce qu'enfin tu m'as reconnu.

" - Ne lui faites pas de mal, dit alors Ben-Zamoun ; c'est un homme sage et avancé en âge ; il pourra vous servir. " La recommandation du chef des Flissas sauva la vie à Ben-Daly-Coutchouk ; mais il fut mis aux fers près de vingt-cinq Courouglis de Hhal-el-Argoub qui attendaient déjà, dans cette position, le parti qu'on prendrait à leur égard. Eux, les femmes et les enfants, étaient parqués avec les nombreux troupeaux des Zouathnas, devenus la propriété de l'émir.

Le lendemain, Abd el-Kader chargea Si-Allal-el-Merigry, chef des Beni-Djâd, de compléter son opération en enlevant deux villages où tenait encore un noyau de Courouglis. Attaqués par des forces supérieures, ces malheureux subirent aussi le pillage ; leurs troupeaux rejoignirent les autres au camp.

Les troupes régulières furent encouragées à ces sortes d'exécutions par l'abandon complet de tous les riches habillements, de toutes les armes et de tous les objets volés ou pris. La vente des troupeaux qui produisit une somme très-forte fut seule réservée pour le trésor public ( bit-el-mal).

Quant aux prisonniers faits dans cette affaire, on les dirigea tous sur une fraction des Beni-hou-Yagoub appelée Ouzera, dans la province de Tittery.

Un marabout vénéré de ce pays versa des larmes en voyant les nouveaux venus et leur profonde misère. " Allez, leur dit-il, vos gardiens sont peu nombreux, dispersez-vous dans les montagnes ; je vous assure que Dieu vous couvrira de sa protection. " Ils suivirent son conseil et parvinrent à rentrer dans leur pays, mais décimés, sans chefs et dénués de tout. La ruine de la belle tribu des Zouathnas était accomplie sans retour.

 
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