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Ben-Salem, après avoir écrit à toutes les tribus du pays plat, d'émigrer avec leurs richesses vers les points culminants ou difficiles, s'était lui-même transporté sur le mont Mezyoura. Un jour, un cavalier suivi de quelques serviteurs en armes, s'arrêta devant un gourbi et, demanda où se trouvait le khalifa Ben-Salem. Ce dernier fut averti en toute hâte, car on avait reconnu Abd-el-Kader, qui se plaisait quelquefois à surprendre ainsi ses lieutenants par son arrivée imprévue.

Ben-Salem sortit de sa tente si précipitamment, qu'il arriva, pieds nus, tenir l'étrier au sultan pour l'aider à descendre de cheval. L'entrevue commença par des reproches : Abd-el-Kader gourmanda le khalifa d'être si mal gardé dans ses quartiers, qu'on pût y pénétrer sans donner l'éveil à personne. Celui-ci s'efforça de s'excuser sur ce qu'il occupait un pays très peu accessible, et que ses avant-postes étaient jetés en avant dans la seule direction par où l'on pouvait craindre de voir arriver l'ennemi. Mais l'émir rejeta toutes ces raisons, en insistant sur ce qu'à la guerre on ne saurait prendre trop de précautions, et que la moindre négligence conduisait à être surpris un jour ou l'autre. Il paraît toutefois que la leçon ne profita point à Ben Salem ; car, l'année suivante, son camp fut enlevé par les Français, et lui-même tellement pris au dépourvu, qu'on le vit fuir sur un cheval qui n'était ni bridé, ni même désentravé.

Abd-el-Kader passa deux jours à Mezyoura, occupé sans relâche d'écrire aux différentes tribus kabyles, afin de les engager dans la guerre sainte. Il réglait le ton de sa correspondance sur la position, la force ou le caractère de chacun. Flattant ceux-ci, menaçant ceux-là, prodiguant à tous les promesses de butin et les citations du Koran. Enfin, pour accélérer davantage le mouvement, il envoya Ben-Salem à Bordj-Sebaou, et se porta de sa personne sur le Djebel-Bouzegneza. Son khalifa vint l'y rejoindre, suivi des contingents d'un grand nombre de tribus. C'étaient les Ameraouas, Beni-Raten, Beni-Ouaguenoun, Flissas, Beni-Djenad, Beni-Thour, etc. 

    

 

   
Un grand camp s'établit sur l'Oued-Boudouaou. L'impulsion était donnée : les Kabyles se suivaient attirés par l'exemple, et au bout de quelque temps, il y eut sur ce point un rassemblement de fusils véritablement remarquable.

La vue de pareille forces auxquelles il pouvait joindre ses bataillons réguliers, avec les innombrables goums de l'ouest et du midi, enflamma le courage d'Abd-el-Kader ; il réunit les guerriers kabyles et leur adressa une harangue chaleureuse, qui concluait à marcher franchement sur Alger. Mais on lui répondit par un refus formel : l'entreprise semblait trop excentrique aux montagnards ; ils n'entendaient s'engager ni loin, ni pour longtemps, hors de chez eux.

On dut se réduire à leur proposer une attaque, du poste français établi au Boudouaou, avec l'espoir qu'un premier succès changerait leur froideur en enthousiasme. Mais cette combinaison se trouva encore déçue par l'héroïque résistance de la petite garnison. Vainement les Kabyles l'enveloppèrent de toutes parts à diverses reprises, et se relayèrent contre elle pendant une journée entière ; le canon sillonnait leurs masses, sans qu'elles eussent aucun moyen d'entamer retranchement. A la tombée de la nuit, les montagnards reconnaissant l'inutilité de leurs efforts, se retirèrent sans consentir même à revoir le sultan. Leurs chefs seuls demeurèrent par un sentiment de honte, et le lendemain, dès qu'Abd-el-Kader fut debout, ils lui apprirent la désertion universelle. Ce coup l'attéra.

" Voilà donc ces fiers Kabyles ! s'écria-t-il. " Puis descendant de cheval et s'étant découvert la tête, il s'adressa dans ces termes à Dieu :" Que leurs vœux ne soient jamais exaucés ! Que jamais leur prière ne soit accueillie ! Qu'ils vivent dans l'opprobre et la misère ! Qu'ils tombent assez bas pour qu'un méprisable Juif puisse les soumettre à son pouvoir ! "

 
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