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" Ce n'est pas la crainte, lui dirent-ils, qui a fait abandonner aux Français un poste dont tous les Zouaouas réunis n'auraient jamais pu s'emparer. S'ils l'ont quitté, c'est afin de porter ailleurs des troupes qui leur étaient inutiles ici et d'un approvisionnement onéreux. "

Faute de mieux, Ben-Salem se rabattit sur l'exploitation matérielle des ruines du Fondouk. On en avait enlevé les bois et tous les objets accessoires ; la maçonnerie seule était restée. Il résolut de s'en servir pour se bâtir un fort à Bel-Kraroube. Aussitôt commença le transfert des matériaux, et quelques gardiens s'établirent sur les lieux.

Par une étrange coïncidence, cette imitation de la pensée favorite du maître s'exécutait précisément à l'époque où Taza, Boghar et ses autres établissements, tombés au pouvoir de nos colonnes, devenaient des monceaux de ruines. Aussi Abd-el-Kader, dès qu'il fut informé des travaux entrepris à Bel-Kraroube, s'éleva-t-il vivement contre eux : " Comment ! écrivait-il au khalifa, c'est après avoir vu détruire tous les forts que j'avais élevés à si grands frais, qu'il vous vient dans l'esprit d'en bâtir un. Préparez-vous plutôt à la mobilité dont nous n'aurions jamais dû nous départir. Si vous voulez lasser les chrétiens, ne leur donnez aucune prise sur vous. "

Ben-Salem n'en continua pas moins, dans la confiance que jamais les chrétiens n'oseraient attaquer de si fortes positions sous le feu des Kabyles. Ce fut encore un point sur lequel il ne tarda pas à être cruellement désabusé.

Cependant les bruits de guerre s'éloignaient peu à peu de la Mitidja et même du Tittery : l'astre si brillant de l'émir disparaissait à l'occident ; ses troupes régulières fondaient, ses plus fidèles tribus commençaient à parler de soumission ; ses trois khalifas de l'est gémissaient sous le poids d'une douloureuse

    

 

   
inquiétude. Ils eurent la pensée de se réunir et de délibérer, avec quelques chefs importants, sur les mesures à adopter dans ces temps difficiles, Ben-Salem avait amené Ben Mahy-ed-Din avec lui ; mais cette conférence, empreinte d'un profond découragement, ne produisit aucun résultat positif. Quand l'heure de la séparation fut arrivée, Berkani dit à ses collègues : " Que Dieu nous réunisse dans l'autre monde ; car je conserve peu d'espérance de nous revoir jamais dans celui-ci !

" - Et moi, reprit Ben-Salem, j'espère que nous nous reverrons tous les trois à Alger. "

Ben-Allal ajouta d'un ton mélancolique : " Oui, si nous nous soumettons aux chrétiens, ce dont Dieu nous préserve ! " Et ils se quittèrent ainsi.

La position de Ben-Salem était la plus supportable des trois ; car les vainqueurs n'avaient point encore posé le pied dans son gouvernement ; mais lui-même n'y commandait plus guère que pour la forme. Une récente razzia sur les Beni-Slyem, qui lui refusaient absolument l'impôt, aurait relevé peut-être son crédit, sans l'abandon complet où semblait le laisser l'émir.

Ce dernier, durant les premières phases de la guerre, avait donné de ses nouvelles assez régulièrement ; puis, elles étaient devenues rares, pleines de mensonges et de réticences ; ensuite, elles avaient commencé de trahir la plus grande détresse. On en jugera par l'objet d'une seule : l'émir demandait à Ben-Salem un blanc-seing de son cachet, parce que, disait il, les chrétiens s'étaient mis dans l'esprit d'acheter ses trois khalifas de l'est, moyennant 1,500,000 francs, et qu'il espérait tirer d'eux cette somme importante. Ben-Salem avait obéi, en exprimant ses doutes sur le succès de la supercherie.

 
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