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Il fut plus heureux dans le sud de son gouvernement. L'autorité française venait d'y être reconnue par des chefs importants. Mohammed-el-Mokrani lui soumettait la Medjana et Ben-Diaf, la ville de Bouçada. Ben-Salem attaqua le dernier, le contraignit d'abandonner son poste, mais ne put le forcer d'abord dans les montagnes difficiles où il s'était réfugié. Une retraite simulée décida l'imprudent Ben-Diaf à en sortir, et le combat fut engagé. Ben-Salem, vainqueur, ne perdit que deux officiers et douze cavaliers ; il enleva toute la smala de son ennemi, ses richesses, son matériel, ses tentes, ses chiens de chasse, ses faucons, ses chameaux, ses troupeaux et quatre lions magnifiques qu'il élevait dans son douar ; enfin, il profita de l'effet moral produit par sa victoire, pour lever une forte contribution sur les gens de Msila et de Bouçada.

Ces petits succès étaient bien pâles auprès de ceux des chrétiens dans tout le Gharb et le Tittery ; d'ailleurs, l'opinion qui passe facilement d'un excès à l'autre les exagérait maintenant par inquiétude, comme elle les avait niés d'abord par fanatisme. Les bruits les plus alarmants circulaient sur le compte de l'émir, et celui de sa mort fut même universellement répandu. Ben Salem ne savait que répondre aux questions qu'on lui adressait à ce sujet ; car lui-même était depuis huit mois sans aucune nouvelle de son maître. Un homme arrivant du Maroc lui avait certifié que l'émir était mort, prétendait avoir vu sa tombe aux environs d'Ouchda, et l'engageait à se défier des lettres qu'il pourrait recevoir sous son nom, parce que son cachet, disait-il, était demeuré chez sa mère et que Ben-Allal en disposait.

Toutefois, ce soupçon ne semblait pas fondé ; car Ben-Allal répondait aux questions de son collègue, qu'il fallait se garder dans les moments de trouble de croire à tous les bruits en circulation, et que le silence d'Abd-el-Kader n'avait rien d'étonnant, eu égard à son éloignement ainsi qu'aux difficultés de sa position. En effet, il luttait alors sur la frontière du Maroc ; les principales lignes de communication entre ses lieutenants et lui 

    

 

   
étaient interceptées par des tribus nouvellement ralliées aux Français.

D'un autre côté, ces exemples nombreux de soumission commencèrent à produire leur effet sur la frontière de la Kabylie, chez des tribus trop faibles et occupant un pays trop ouvert pour maintenir leur indépendance. De plus, un intérêt matériel était en jeu : celui d'écouler des produits sur les marchés d'Alger. Ben-Salem avait réussi fort longtemps à en détourner ses administrés, d'abord par la persuasion, puis ensuite par la terreur. Dernièrement il avait fait décapiter six Arabes pour avoir vendu quelques bœufs aux chrétiens. Or, toutes les tribus qui, de temps immémorial, approvisionnaient Alger, commençaient à sentir le besoin d'y verser leurs denrées accumulées depuis trois ans. Dans cet état de cause, les Beni-Moussa, les Issers, les Krachnas vinrent demander l'aman aux Français, et parurent immédiatement sur leurs marchés : ils étaient rassurés contre la vengeance du khalifa, par la connivence des Flissas, Ameraouas et Beni-Slyman, qui les avaient engagés secrètement à prendre ce parti.

Cette défection acheva de prouver à Ben-Salem que l'existence de l'émir était pour lui une question de vie ou de mort ; il envoya donc à sa recherche un agent dévoué, qui ne le rencontra qu'après un mois de courses. Cet agent portait une lettre renfermant les plaintes suivantes :

" Comment se fait-il que vous ne pensiez plus à nous, que vous ne nous écriviez plus, que vous ne nous appreniez point votre état ? La vue de votre cachet, comme vous le savez, ranime cependant les fidèles. Je désirerais que, conformément à votre promesse, vous vous rendissiez ici, seul et sans suite, ne fût-ce que pour y rester quelques instants ; car, actuellement, l'on doute même de votre existence et l'on publie que c'est votre mère qui fait écrire en votre nom. Votre arrivée me sera d'autant plus utile, que les Français s'apprêtent à marcher sur moi, et qu'il m'est 

 
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