Pages précédentes LA GRANDE KABYLIE   CHAPITRE SEPTIÈME Pages suivantes
  Retour page Table des matières
   
  
soldats ne lui venaient en aide : seul, entre tous nos grands dignitaires, il n'emprunta jamais que notre appui moral.

Les Aribs ne l'aimaient pas ; ils auraient désiré un khalifa de leur tribu. Les Beni-Slyman, s'ils étaient flattés dans leur amour-propre, n'avaient point oublié que Ben Mahy-ed-Din, leur compatriote, les avait tenus avec une main de fer, quand il n'était que leur agha. Les Beni-Djâd enfin, bien que soumis, se souvenaient encore que Ben-Salem était né chez eux, et leur pensée les reportait vers lui.

Tous d'ailleurs voulaient le désordre et redoutaient la sévérité du chef que nous leur avions donné.

Ben Mahy-ed-Din se tira de ce pas difficile en adroit politique. Il affecta d'oublier ses injures particulières pour ne songer qu'au bien général ; comme Ben-Salem, il opposa les chefs jaloux les uns aux autres ; les tribus, il les prit par leur côté sensible, l'intérêt, en favorisant l'écoulement de tous les produits ; et il gagna les fanatiques par son influence de marabout. Au nom de ce titre vénéré, qui lie et délie les consciences, il écrivit à tous les marabouts kabyles en invoquant le dogme sacré de la fatalité : " Dieu l'a voulu ! il faut se soumettre. " Et s'il ne se posait pas en ennemi déclaré des chrétiens, il sentait qu'il eût été dangereux de s'avouer trop hautement leur ami. En évitant ces deux écueils, tous les scrupules des fanatiques, toutes les haines des envieux s'effacèrent devant l'homme intelligent et résigné, forcé de céder aux circonstances pour éviter de plus grands malheurs aux croyants.

Des lettres sur la position désespérée de l'émir dans l'ouest furent adroitement répandues ; elles jetèrent le découragement dans la petite armée de Ben-Salem, et empirèrent sa situation.

Les tribus kabyles elles-mêmes vinrent bientôt à nos marchés. 

    

 

   
C'était un résultat d'une haute importance ; car les moindres objets de consommation se payaient alors, à Alger, des prix vraiment exorbitants. Pour n'en citer qu'un exemple, la viande se vendait plus de deux francs la livre ; elle baissa immédiatement jusqu'à six ou huit sous ; et, de vingt-deux francs le kolla (mesure de 16 litres), l'huile tomba bientôt à dix francs.

Enfin, il restait encore pour Ben Mahy-ed-Din un moment critique à passer, celui de la première rentrée des impôts, qui tombait à la fin de l'été 1843 ; or, l'opération ne souffrit ni retard, ni difficulté. La zeccat et l'achour d'une province où ne résidait pas un seul Français furent versés dans les coffres de l'État, aussi fidèlement que les impôts de celles où nous tenions une armée. Rien ne donna mieux la mesure de l'ascendant qu'avait su prendre ce khalifa exceptionnel.

 

III.

 
Ben-Salem au pouvoir avait médiocrement brillé ; sa décadence ne manqua pas d'une certaine grandeur. Destinée propre aux hommes qui possèdent plutôt un caractère bien trempé que des talents supérieurs.

Il avait fixé le lieu de sa retraite à Kuessary, sur le territoire des Flissas. Pour lui c'était un véritable exil, puisqu'il avait tous ses liens de famille, toute son influence personnelle, tous ses intérêts chez les Beni Djaâd, les Nettenems ou les Aribs, et qu'il les voyait maintenant soumis à son ennemi mortel, au point de ne pas même recevoir les lettres qu'il leur adressait. Mais bien d'autres chagrins devaient l'abreuver tour à-tour ; d'abord, la désertion acheva de fondre sa suite : fantassins, chaouchs, tous disparurent, tous fuyaient le malheur. Alors, il résolut de tenter un nouvel effort sur les Kabyles de la haute montagne, et convoqua les chefs de leurs moindres fractions pour entendre, disait il, d'importantes communications.

 
Pages précédentes   Retour page Table des matières   Pages suivantes